Versification et histoire des idées linguistiques
Paris, 21-23 janvier 2026
Responsables scientifiques
Romain Benini (Sorbonne Université, IUF / STIH) & Pierre-Yves Testenoire (Sorbonne Université / HTL)
Argumentaire
Pensée métalinguistique et versification ont partie liée, probablement depuis les origines. Grammaire et métrique se sont, en effet, développées dans plusieurs traditions indépendantes – indienne, grecque, arabe – comme champs de savoirs connexes au service d’un même objectif : la transmission et l’exégèse de textes poétiques ou sacrés. La versification intervient dans la description grammaticale au-delà de ses relations externes avec la métrique et la prosodie, soit que les vers forment une partie au moins du corpus d’étude et d’exemples des grammaires, soit que la réflexion métalinguistique elle-même soit versifiée.
L’analyse et la théorie de la versification, nécessitant le recours à des catégories grammaticales, participent par là même de la pensée linguistique tout autant qu’elles peuvent jouer un rôle dans la pensée esthétique. Les liens qu’entretiennent versification et idées linguistiques sont frappants et relèvent de multiples facteurs dont la connaissance reste encore à approfondir. Parmi ces facteurs, il y a, d’une part le statut culturel des textes versifiés dont la valeur est généralement pensée comme supérieure aux autres productions discursives, ce qui apparaît évidemment dans l’association de la poésie au sacré, et qui entraîne à la fois une surreprésentation des textes versifiés dans le discours grammatical et des enjeux spécifiques liés à l’immutabilité du texte. D’autre part, il y a les propriétés mnémoniques de l’écriture versifiée, qui rendent possible la mémorisation de développements grammaticaux longs et complexes. C’est ainsi que dans de nombreuses langues, des traités grammaticaux anciens ont été composés en vers, souvent à des fins pédagogiques : par ex. en arabe (Carter 2020), latin (Law 1999, Colombat 1999), sanskrit (Filliozat 1983), syriaque (Farina 2016), tamoul (Chevillard 2018). Ces formes versifiées du discours grammatical, liées à des pratiques spécifiques de transmission des savoirs, ont des incidences sur la description des langues cibles : les contraintes du mètre peuvent, par exemple, opérer un effet de filtre sur la terminologie (Colombat 1997). Par ailleurs, des notions d’analyse ont été forgées à partir de la théorisation de l’écriture versifiée. Ainsi, en sanskrit, le « pied », qui désignait une division métrique, en vint à désigner un vers, puis une portion d’énoncé (Pinault 1989 : 327) ; en chinois, l’opposition entre mots « vides » et mots « pleins » est issue de la codification des parallélismes en poésie (Niederer 1993 : 3) ; en grec, les métriciens ont très tôt fait des observations sur la syllabe, les sons du langage et la quantité vocalique (Lallot 1985 : 39-40, Kleiner 2017).
D’un autre côté, l’étude des systèmes de versification est en elle-même un champ d’investigation linguistique historicisable (voir p. ex. Lote 1949, Gasparov 1996, Choukr & Paoli 2010), et elle se trouve à l’origine ou au cœur de travaux fondateurs dans divers courants théoriques, à l’instar de la philologie romane (Diez, Paris), la grammaire comparée (Havet, Saussure, Meillet, Renou, Kuryłowicz), la phonétique expérimentale (Lote, Verrier, Spire), la poétique (Jakobson, Ruwet, Dominicy), la grammaire générative (Halle & Keyser, Kiparsky), la musication (Chen, Dell & Halle, Aroui). Les analyses de versification et de métrique ont eu des répercussions plus ou moins importantes dans de nombreux champs de la linguistique et à tous les niveaux de l’analyse linguistique, à commencer bien sûr par la phonologie. Au sein du paradigme génératif, la théorie dite « métrique » et certains niveaux de la structure prosodique empruntent directement à la terminologie métrique traditionnelle (Nespor & Vogel 1986, Hammond 1995). Le travail sur la versification des formalistes russes est une source importante de la phonologie structurale. La première formulation d’une « loi phonologique » dans l’œuvre de Jakobson (1979 [1923]) est ainsi issue d’une comparaison entre vers russes et tchèques (Patri 1998). À cet égard, on peut s’interroger sur le rôle de la comparaison des versifications dans l’histoire des idées linguistiques. L’hypothèse d’Usener autour d’un Urvers des mètres grecs (Campanile 1982), poursuivie par Wilamowitz et Meillet, a donné naissance au champ de la métrique comparée des langues indo-européennes. Si ce domaine s’est développé au xxe siècle comme un prolongement des méthodes de la grammaire comparée dans les domaines de la versification et de la phraséologie (Watkins 1995, West 2007), la prise en compte de la diversité des systèmes de versification et leur confrontation sont attestées à des époque antérieures, notamment à l’âge classique.
Le présent colloque vise à documenter la contribution des savoirs sur la versification à l’histoire des idées linguistiques. Cette contribution prend des formes diversifiées selon les traditions linguistiques, les époques, les courants. Certaines grammaires et méthodes de langues intègrent des remarques sur la versification, voire leur consacrent des sections ; d’autres non. Les principaux théoriciens de la métrique arabe classique sont aussi des auteurs de traités de grammaire (Bohas & Paoli 1997, Paoli 2008), tandis que chez les grammairiens grecs la prise en compte explicite des paramètres métriques dans la description linguistique reste marginale, sans être inexistante (Duhoux 2000). Depuis la fin du xviiie siècle, le travail sur la versification joue un rôle avéré dans la formation de plusieurs théories linguistiques. La composante proprement métrique de l’activité de certains linguistes et le lien avec leur pensée sur le langage ont fait l’objet d’analyse – c’est le cas pour Humboldt (Couturier-Heinrich 2012), Paris (Doutrelepont 2000), Saussure (Testenoire 2008, 2017), Meillet (Bader 1988), les membres du Cercle Linguistique de Prague (Ibrahim & Plecháč 2014), etc. D’autres restent à explorer.
Les éléments qui précèdent conduisent à s’interroger sur ce que la versification fait à la pensée métalinguistique. Le présent colloque sollicite des contributions originales portant sur la place de la versification dans l’histoire des idées linguistiques. Toutes les époques et toutes les aires culturelles et linguistiques peuvent être abordées. La réflexion pourra prendre pour objet l’un des éléments suivants :
- La versification du discours métalinguistique: textes grammaticaux versifiés, émergence et disparition de grammaires versifiées et leurs liens avec des traditions plus larges de poésie didactique (comme au Moyen Âge et à la Renaissance dans la tradition latine), usages plus ponctuels du vers pour décrire la langue : quelles histoires ? Quelles fonctions ? Quels usages ? Quelles incidences cette versification a-t-elle sur la description ?
- Les effets des vers sur la description et la théorisation des langues: rôles des exemples versifiés dans les grammaires et leurs effets sur la description linguistique ; prise en compte ou non des propriétés métriques des textes dans les grammaires ; présence d’arguments d’ordre métrique pour l’analyse ou la justification de formes ; incidence des corpus versifiés sur la description syntaxique, sur les pratiques lexicographiques, etc.
- Le rôle de la versification dans les traditions linguistiques spécifiques: étude historique et générale des apports de la métrique à la connaissance de langues données ; place de l’analyse de la versification dans le processus de grammatisation d’une langue ; usage de la versification dans les méthodes et manuels d’apprentissage des langues ; circulation entre notions métriques et linguistiques ; contributions de l’analyse des vers aux méthodes ou aux théories sur la langue et le langage, etc.
- Histoire des descriptions et théorisations des vers: contribution à l’histoire de la métrique et de ses controverses ; statut de la règle dans les traités de versification ; analyse historique et épistémologique des méthodes ou des apports des principaux courants (philologie, métrique/poétique structurale, métrique comparée, métrique verbale, métrique générative, métrique outillée, approche psychologique et/ou cognitive), etc.
Références bibliographiques
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West, Martin Lichtfield, 2007, Indo-European Poetry and Myth, Oxford, Oxford University Press.
Comité scientifique
Emilie Aussant (Université Sorbonne Nouvelle)
Jean-Luc Chevillard (CNRS/HTL)
Bernard Colombat (Université Paris Cité)
Catherine Depretto (Sorbonne Université)
Marc Dominicy (Université libre de Bruxelles)
Margherita Farina (CNRS/HTL)
Patrick Flack (Université de Fribourg)
Jean-Michel Fortis (CNRS/HTL)
Jean-Marie Fournier (Université Sorbonne Nouvelle)
Frog (University of Helsinki)
Enrica Galazzi (Università Cattolica di Milano)
Mariarosaria Gianninoto (Université de Montpelliers Paul Valéry)
Anne Grondeux (CNRS/HTL)
Bruno Paoli (Université Lumière Lyon 2)
Guillaume Peureux (Université Paris Nanterre)
Georges-Jean Pinault (École pratique des hautes études)
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