Pierre Caussat. Compte rendu de : Wilhelm von Humboldt. Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage.

Dossier d’HEL, 1
Wilhem Von Humboldt : éditer et lire Humboldt
Numéro dirigé par A. M. Chabrolle-Cerretini
© copyright SHESL 2002

 Pierre Caussat. Compte rendu de : Wilhelm von Humboldt. Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présentés, traduits et commentés par Denis Thouard. Paris, Seuil, 2000. Points Essais, 204 pages.

Ce petit volume se compose de quatre essais ou fragments (un fragment de l’Introduction à la traduction de l’Agamemnon d’Eschyle, Sur l’étude comparée des langues dans son rapport aux différentes époques du développement du langage, De l’influence de la diversité de caractère des langues sur la littérature et la culture de l’esprit, Sur le caractère national des langues) , introduits, commentés, complétés par un glossaire et flanqués d’extraits satellites de Humboldt ou sur Humboldt (« Eléments de réception ») destinés à baliser et à étayer la compréhension des intentions de l’auteur. Compréhension toujours difficile et d’autant plus aride qu’il s’agit de textes discontinus, souvent elliptiques, en ruptures et en rebonds, qui portent témoignage de ce moment (1816-1822 environ) de la trajectoire humboldtienne où prend corps le projet d’édifier une théorie de la pluralité des langues. Projet hérissé d’obstacles, porté par une décision résolue, dans une claire conscience de la nouveauté des voies qu’il s’agit de frayer et qui ne peuvent l’être sans affronter l’épreuve redoutable de leur difficile expression. Car, inversant délibérément les idées régnantes – au premier chef celle de « langage », être de raison, généralité abstraite (cf. le tout début du troisième texte, « Sur l’influence de la diversité de caractère… », p. 121), le chercheur pionnier doit se rendre attentif à la singularité de chaque langue (langue-sujet) prise dans un réseau indéfini (langues plurielles); et il ne peut en faire la théorie sans s’immerger dans la complexité et l’enchevêtrement de leurs plis. Déplier sans aplatir: le linguiste doit se faire théoricien-artiste. Cette visée doit être relayée par le traducteur, linguiste second en ce sens, invité à se faire passeur et défricheur, à sa manière, singulière, mais au nom des mêmes exigences et d’une solidarité inventive. C’est en quoi peut-être Denis Thouard défaille quelque peu, en raison d’un souci de fidélité philologique signalée par Humboldt lui-même (« On peut affirmer qu’une traduction est d’autant plus déviante qu’elle aspire à grand labeur à imiter la fidélité. Car elle cherche alors à imiter jusqu’aux plus fines particularités », P. 35, tr. mod.). Le terme stigmatisé est ici évidemment imiter », d’où le paradoxe de l’imitation infidèle combattue par la fidélité d’une re-création. Mais en ce domaine, qui peut se flatter de n’avoir jamais failli? Qui pourra jamais jeter la première pierre? Il y a toutefois plus notable. C’est la tentation insidieuse de refermer ce que Humboldt a ouvert. « Tout serait plus simple s’il n’y avait qu’un seul monde » ainsi démarre le commentaire (p. 9). Ajoutons: et s’il n’y avait qu’une seule langue. (Mais, selon la forte remarque de Saussure, les hommes sauraient-ils alors qu’ils parlent?). Multiples donc sont les langues, parlers, idiomes; multiples les tournures, les inflexions, les devenirs de ces parlers. Mais comment y faire droit? Un des concepts-clé est ici, chez Humboldt, celui de Verschiedenheit. Or on ne lui fait pas droit en prenant le parti de le traduire par diversité. Car la diversité, c’est le multiple pulvérisé, inconsistant, voire chaotique, en attente de sa réduction à l’unité; en bref, le mauvais côté des choses. Alors que Verschiedenheit implique un début, aussi inchoatif qu’on voudra, de délimitation, de configuration, pressentie d’abord, peu à peu repérable ( « distinguable » ou « discernable »). La référence à Leibniz est obvie ; sur sa lancée, il faudra, à la rigueur, dire « variété » (cf. ici même, p. 178. la « merveilleuse variété » des opérations langagières; merveilleuse, c’est-à-dire provocante et signifiante, en dépit, ou en raison, de son « immensité », Monadologie, § 36). Et dans variété pointe « variation », inflexion singulière et non réductible (contre-épreuve involontaire, P. 93; c’est quand l’expression linguistique est « indifférente » que l’étude de la « diversité » n’a qu’une importance « subordonnée » simple inventaire ethnographiques, choses curieuses et pittoresques). A bien peser les risques, il vaut mieux alors dire « différence » (soit encore, « variété différentielle », voire « différentiante ») ce qui n’a rien à voir avec l’arbre de Porphyre (p. 177) mais bien avec Leibniz (la Monadologie est tissée de différences, et pour cause: qu’est-ce qu’une Monade qui ne serait pas « différente de chaque autre » (§ 9); et plus encore avec Kant dont l’Appendice à la Dialectique transcendantale met en scène le ballet des termes tournant autour de « divers » (Mannigfaltigkeit, Verschiedenheit, Variätät, Unterscheidung). Mais la thématique d’ensemble est claire: il s’agit de construire la relation bi-polaire entre la loi d’ « harmonisation » et celle de « spécifîcation » (autrement dit, de rassemblement unifiant et de dispersion différentielle ou, en condensant encore, de con-cretio à un bout et de dis-cretio à l’autre). Deux pôles complémentaires en interaction continue, sans prévalence de l’un sur l’autre. Ce qui est homologue à la démarche de Humboldt, à deux différences près: les pôles en tension concernent les opérations immanentes des langues autant, ou plus, que les exigences de la raison; et chacun

Pierre Caussat, « Compte rendu de : Wilhelm von Humboldt. Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présentés, traduits et commentés par Denis Thouard. Paris, Seuil, 2000. Points Essais, 204 pages »Les dossiers de HEL [supplément électronique à la revue Histoire Epistémologie Langage], Paris, SHESL, 2002, n°1, disponible sur Internet : http://htl.linguist.jussieu.fr/dosHEL.htm. des pôles est travaillé par une radicalité conflictuelle entre le désir de repousser les limites et l’impossibilité de les assigner. L’intégration totale et la dissémination infime sont à jamais hors d’atteinte. On sera toujours dans l’entre-deux, espace d’interférences et de fécondations mutuelles, où il y aura toujours mieux à faire qu’à se préoccuper de complétude et de clôture. On voit bien, en tenant à « diversité », ce qu’il s’agit d’exorciser: l’épouvantail du « relativisme » (p. 180). Horrescensreferentia. Cette sainte horreur a toutefois pour effet de censurer, de refouler l’émergence et l’exigence d’une relativité universelle -universel concret -; ou encore d’une théorie et d’une pratique de la relationalité poursuivie en toutes opérations, contre la nostalgie persistante en dépit de pieuses déclarations, d’un retour à l’unité matricielle enveloppante, que tout le labeur de Humboldt s’emploie à ruiner. Une dernière remarque. La couverture porte la mention : Inédit. Or non: sur les quatre essais présentés dans ce livre, seuls deux (le l° et le 3°) le sont de plein droit. Certes les « précédents » sont signalés à l’intérieur où il faut aller les dénicher. Que toute traduction mérite de nouvelles reprises, soit, et on peut même soutenir qu’on n’en aura jamais fini. Mais à quel prix ? Seules les Ecritures Saintes appellent un tel traitement. Dans la revendication d’une multi-traductibilité se lit en sous-mains un parti pris de sacralisation. Un tel honneur est à débattre cas par cas et d’autant plus que, accepté, il conduit à imposer la recherche d’une fidélité crispée, forcément évanescente. Il ne serait peut-être pas indu, il pourrait être désirable de reconnaître, et pourquoi pas, de pratiquer, un « gai traduire ». Pierre Caussat Université Paris X Nanterre

Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage