Compte-rendu d’un voyage de recherche au Japon

Dossiers d’HEL n°7
Lecture vernaculaire de textes classiques chinois
Reading Chinese Classical texts in the Vernacular

Numéro dirigé par John Whitman et Franck Cinato
SHESL 2014


Compte-rendu d’un voyage de recherche au Japon
Lecture vernaculaire de textes classiques chinois

par Franck Cinato

Si certains en doutaient encore, les champs de recherche parallèles ont tout à gagner à opérer des démarches comparatistes ! C’est précisément ce que vient de prouver une initiative, qui a pris la forme d’un voyage d’étude et d’un workshop, organisé par les Prof. John Whitman (Cornell University / National Institute for Japanese Language and Linguistics : NINJAL), Teiji Kosukegawa (小助川貞次 ; University de Toyama), et Valerio Alberizzi (Waseda University) dans le cadre de l’université Waseda de Tokyo. L’événement s’est déroulé du 26/07 au 1/08/2013 à Kyoto et Tokyo, où des chercheurs japonais, coréen et européens ont été réunis afin de présenter leurs travaux et comparer les approches respectives. Le séjour d’étude a été rythmé par les visites de plusieurs institutions japonaises conservant des manuscrits annotés et a eu comme point d’orgue une journée d’étude qui s’est tenue le 30/07/13 sur le thème de « la lecture vernaculaire des textes classiques » (Workshop on Reading Chinese Classical texts in the Vernacular)[1].

Sur le mode du programme d’échange, le séjour a débuté par la visite des lieux historiques ayant vu l’introduction et le développement du bouddhisme au Japon à Nara (le temple Tōdai-ji, dont la première installation date du VIIIe s.) et à Kyoto (le temple Kennin-ji, nommé aussi Tōzan, temple Zen le plus ancien préservé à Kyoto, fondé au début du XIIIe s.). Cette mise en situation du contexte s’est poursuivie par des rencontres avec les Prof. Harumichi Ishizuka (石塚晴通, emeritus, Hokkaido), Yukio Fujimoto (藤本幸夫, emeritus, Toyama) et Miyoung Oh (呉 美寧, Soongsil, Korea), dans les réserves du Musée National de Kyoto (28/07), ainsi qu’à l’université de Kyoto (29/07), au Musée National de Tokyo (31/07) et enfin à la collection Tōyō Bunko (1/08).

Est-il nécessaire de dire combien il est enrichissant d’avoir la possibilité approcher les documents originaux en compagnie d’autant de spécialistes en la matière ? Les documents en question, les rouleaux de papier écrits en chinois et annotés en japonais à partir du VIIIe siècle font partie de ce que les chercheurs appellent les Kunten materials (kunten shiryō 訓点資料)[2]. Ils témoignent des stratégies mises au point par les lettrés japonais afin de permettre la lecture des textes bouddhistes chinois, ainsi que de l’émergence des syllabaires destinés à écrire la langue japonaise. Le bouddhisme introduit au VIe siècle au Japon s’est appuyé sur des textes dont la langue était déjà considérée comme « morte » dès le IIIe siècle de l’ère chrétienne. Leur lecture réclamant une érudition peu commune, on développa dans le contexte monastique un système graphique original visant à transmettre les connaissances linguistiques nécessaires à la lecture des Kanji. Les annotations prirent la forme de codes graphiques (points, traits de différentes formes), qui, placés à des endroits signifiants, assumaient des fonctions précises. Ce premier système s’est vu complété au moyen d’annotations (à valeur phonétique, les phonogrammes) rédigées dans un syllabaire créé à cet effet : les katakana. L’ensemble de ces annotations, conçu comme une véritable stratégie de lecture dirigée, est défini en tant que kanbun kundoku 漢文訓読 [lecture vernaculaire des classiques chinois]. Le rapprochement avec certains types des gloses en usage en Europe au cours du Moyen Âge a été proposé à l’occasion de réflexions portées sur la terminologie en usage dans le domaine par J. Whitman et T. Kosukegawa, (2009, puis précisé en 2010). Ceci dit, si l’on veut bien saisir les implications sociales de ces textes, il convient d’établir une distinction comparable à celle en vigueur dans l’Europe médiévale entre textes sacrés et profanes : les textes bouddhistes, comme les sūtras Avataṃsaka et Lotus cité par Kosukegawa, n’ont pas subi exactement les mêmes traitements que les classiques séculaires[3], tant par le genre de transmission (proximité avec les commentaires) que par le type de système d’annotations appliqué. Dans la Sinosphère comme en Europe, les manifestations du phénomène glossographique (graphiques et textuels) montrent certaines convergences d’ordre méthodologique prouvant que des stratégies identiques dénotant de « fonctionnements mentaux » comparables, ainsi que des catégorisations (grammaticales ou en termes de genre littéraire) peuvent émerger de façon indépendante en dépit de contextes culturels et linguistiques très différents. La périodisation même de leurs attestations historiques présente aussi un intérêt, car le développement du phénomène en Asie et en Europe sensiblement à la même période semble correspondre à un « état » (seuil ?) culturel équivalent qui a impliqué des besoins identiques. Au cours des discussions passionnantes qui se sont déroulées autour des documents, nous nous sommes aperçus rapidement, qu’outre les questions relatives aux gloses elles-mêmes, des similitudes d’ordre codicologique pouvaient s’observer : là encore, malgré des différences notoires (support, sens de l’écriture, etc.), les aménagements du textes présentent des points communs, en terme de module d’écriture (différenciation entre texte principal et péri-texte), de certaines utilisations de la couleur, de la présence de colophons, sans parler de la place, sinon des fonctions, des livres eux-mêmes dans la société. Certes, similitudes et disparités s’observent en toutes choses ; selon les points de vue, il est possible de trouver des points communs entre une pierre et un arbre, mais sont-ils comparables pour autant ? D’aucun pourrait se demander dans quelle mesure une codicologie comparée orientée vers la philologie peut-elle être envisageable, tant les contextes graphiques et linguistiques japonais et européens sont dissemblables ? Or c’est précisément cette orientation qui valide le concept du comparatisme au niveau des disciplines philologiques et codicologiques, parce que, et cela malgré des disparités formelles importantes, des phénomènes para-linguistiques communs peuvent apparaître sous forme de « systèmes glossographiques », dont les manifestations offrent des points d’ancrage pour le comparatisme.

Dans un avenir proche, nous projetons de formaliser les observations faites au fil de nos conversations, et les pistes ne manquent pas : contexte social, méthodologie / stratégie et conceptualisation de systèmes « péri-textuels », etc. Il apparaît donc prématuré de tirer de réelles conclusions, alors que débutent seulement les discussions. Les lignes qui suivent dressent simplement un premier inventaire provisoire de quelques pistes à suivre. Les problématiques ont été organisées selon trois points de vue : théorique (description méta-linguistique du phénomène), pragmatique (nature matérielle / formelle des stratégies) et typologique.

  • Phénoménologie de la « glose »

D’un certain point de vue, la glose est révélatrice de l’activité épilinguistique[4] 4) des locuteurs. En ce sens, elle est dénuée de temporalité, n’appartenant en propre ni à une aire culturelle, ni à une époque : elle est inhérente à l’acte linguistique, oral comme écrit. Toutefois, gloses orales et écrites se distinguent par leurs objectifs. Tandis que la glose orale demeure essentiellement liée à l’acte performatif, ses développements à l’écrit acquièrent une fonction qui outrepasse largement celle de sa consœur orale. Cette fonction est la conservation, précisément en raison de sa dimension écrite qui la « fixe » et la rend réutilisable, transmissible et amplifiable. Si les plus anciennes attestations de « gloses écrites » en Europe occidentale remontent à l’Antiquité grecque, à partir des VIe-VIIe siècles, leurs manifestations s’amplifient de manière notoire. Leur accroissement coïncide avec le glissement de sens remarquable du mot glossa. La nouvelle définition, celle d’Isidore de Séville, témoigne d’une évolution de l’objectif du concept : du sens primitif de ‘mot rare à expliquer’, le terme est venu à désigner l’explication elle-même.

Isidore, Etym., 1, 30, 1 Glossa Graeca interpretatione linguae sortitur nomen. Hanc philosophi aduerb[i]um dicunt, quia uocem illam, de cuius requiritur, uno et singulari uerbo designat. Quid enim illud sit in uno uerbo positum declarat, ut: ‘conticescere est a tacere’ (…) item cum ‘terminum’ dicimus ‘finem’, aut ‘populatas’ interpretamur esse ‘vastatas’, et omnino cum unius verbi rem uno verbo manifestamus.

Traduction FC : Le hasard a fait que glossa [glose] est le nom de la langue en Grec. Les philosophes la disent ‘aduerbum’ [« au-mot »] parce qu’elle caractérise (designat) le mot dont on s’enquièrt par un seul autre terme. Elle explique (declarat) ce qu’est le lemme (illlud …positum) en un seul mot, comme ‘conticescere est a tacere’ [le verbe ‘se taire/cesser (de parler)’ vient du verbe ‘faire silence’]. (…) De plus, comme nous disons que terminus [le terme / limite] est finis [la fin / frontière] ou nous expliquons que populatus [ce qui a été dépeuplé] est vastatus [ravagé], et ainsi nous rendons complètement évident l’objet (rem) d’un unique mot au moyen d’un autre mot.

Traduction Anglaise de Stephen A. Barney, W. J. Lewis, J. A. Beach, Oliver Berghof [translat.], The Etymologies of Isidore of Seville, Cambridge, 2006, p. 55 : ‘Gloss’ (glossa) receives its name from Greek, with the meaning ‘tongue.’ Philosophers call it adverbum, because it defines the utterance in question by means of one single word (verbum): in one word it declares what a given thing is, as contiscere est tacere (“‘to fall still’ is ‘to be silent’”). (…) And again, as when we gloss ‘termination’ (terminus) as ‘end’ (finis), and we interpret ‘ravaged’ (populatus) to be ‘devastated’ (vastatus), and in general when we make clear the meaning of one word by means of one other word.

La conséquence de ce changement a été un accroissement de l’utilisation de la glose à partir de la fin du VIIIe siècle, sans commune mesure avec la fonction à vocation savante qu’elle occupait durant l’Antiquité. À tel point que, remplissant déjà un rôle d’outil pédagogique très souple, la glose devient pour les maîtres le moyen d’expression par excellence. Le syntagme « manifestation glossographique » recouvre une grande variété de réalités concrètes réclamant tout autant de définitions particulières. Ceci dit, les manifestations dont il est question ont toutes en commun d’apparaître sous forme d’indications portées au plus près du signe/mot à expliciter. Ce dénominateur commun — un élément signifiant qui apporte de l’information complémentaire au signe (graphème) porteur du message principal — à lui seul mérite notre intérêt. Si le concept semble aller de soi, peut-on pour autant parler de réflexe naturel ? Par la juxtaposition de ces éléments complémentaires, on obtient in fine un balisage physique du texte sur lequel ils sont ajoutés qui en guide, voire en dirige explicitement la lecture. D’autre part, la nature des éléments surajoutés est révélatrice de la fonction assumée par le livre qui les porte. L’ensemble de ces observations nous renvoie aux questions liées à la formation des lecteurs et des scribes, ainsi qu’à leurs besoins. L’intérêt de cerner la nature des besoins et des stratégies mises en œuvre pour les combler dans un contexte donné constitue déjà une première convergence de surface. Quel rôle joue le contexte socio-historique ? Peut-on identifier des facteurs inducteurs et/ou catalyseurs ? Le contexte culturel, pour qu’il constitue un substrat favorable sur lequel puisse se développer le phénomène, demande à ce que des conditions précises soient réunies, parmi lesquelles nous pouvons pointer : une politique de réforme volontariste ; la confrontation entre des états différents de langue (ancien / contemporain) ou la nécessiter d’acquérir des connaissances de nature exogène réclamant une étape de « traduction » / tranfert ; à cela s’ajoute le type d’organisation du personnel spécialisé dans la diffusion des connaissances en question. Évidemment, ces questionnements sur le rôle du « stade civilisationnel » d’une culture ne peuvent se réduire aux seules tendances contextuelles, mais leur importance comme cadre général exerce une influence décisive qui demande à être évaluée.

  • Aspects pragmatiques

Sous cette rubrique sont regroupées les considérations de détails portant sur certains aspects formels des manifestations graphiques et/ou glossographiques. Dans le système kundoku, où l’emplacement des signes de lecture présente une valeur syntaxique, un rapprochement peut être fait avec un des sous-systèmes, les kunten, dont le rôle est de rétablir un ordre de lecture (etc.), et qui peuvent s’apparenter aux signes de construction syntaxique de l’aire occidentale (à propos de leurs relations avec les gloses phonographiques, voir l’article de J. Whitman). Les particularités notoires du kundoku tiennent essentiellement à la nature du système graphique chinois et à la langue qu’il note (de type isolante), face aux langues japonaise et coréenne (de type agglutinantes). Dans le contexte des langues européennes, bien que que la question de la prononciation des phonèmes ne se posait pas aussi intensément en terme de lecture / phonation[5] que dans la Sinosphère, les maîtres, pareillement confrontés à la nécessité (culturelle et religieuse) de lire et transmettre des textes rédigés dans une « langue morte », ont développé des méthodes dont les concepts révèlent pourtant de nombreux points de convergence. En effet, les lettrés ont procuré des aides à la lecture grâce à l’addition de marques / notes / signes diacritiques sur le texte même (découpage des mots ou réunion des composés, ponctuation, syntaxe, etc.), ou ont apporté des informations complémentaires, comme par exemple en distinguant les noms propres des noms communs, les verbes des substantifs (quand leurs formes prêtent à confusion), etc. Ainsi, la validité du rapprochement qui a été fait entre kundoku et gloses médiévales occidentales (voir article de J. Whitman) est patente. Il apparaît même que la plupart des préoccupations des glossateurs — qu’ils soient japonais ou européens — offre des rapprochements possibles autour de trois aspects, en suivant la terminologie des grammairiens :

– la distinctio / lectio : le découpage des mots et la ponctuation, préalables à la lecture, à quoi il faut ajouter toutes les formes d’aides visant à clarifier la construction du sens (faits de syntaxe) ; – l’emendatio : établissement / correction / collation critique des textes manuscrits ; – L’explanatio / expositio : explications ; opinion / discussion.

  1. Considérations formelles

Coexistence de graphismes (signes / symboles) et graphèmes. Dans les deux traditions envisagées — japonaise et européenne — les gloses prennent différentes formes couvrant toute la gamme des solutions allant du signe isolé porteur d’un code, connu des utilisateurs, à la note rédigée et intelligible à tout lecteur. Parmi les signes accessoires « fondamentaux » de l’écriture, qui ne sont pas considérés comme des graphèmes, rappelons seulement que nombre de signes dits diacritiques furent l’objet de discussion chez les grammairiens grecs puis latins. Nous pouvons relever plusieurs catégories de signes :

Les ponctuations. La distinctio des grammairiens latins était obtenue par le positionnement d’un signe, originellement un simple point, dont la position en regard de la lettre (haute, médiane ou basse) est porteuse de sens : ponctuation faible, moyenne, forte. Nous pourrions ajouter à cette catégorie de signes tous les développements récents du système de ponctuation qui ont vu le jour au Moyen Âge, comme le point d’interrogation (créé au IXe s.), l’hyphen (ou trait-d’union, apparu dans le courant du XIIe s.) etc. — Dans les systèmes Wokototen, les signes ne font pas double emploi avec la ponctuation (chinoise) originale du texte, mais ils viennent affecter l’ordre de lecture des idéogrammes.

Signes abréviatifs. À l’origine, un signe unique était utilisé pour indiquer qu’un mot avait été abrégé : le tilde, un trait surmontant le groupe de lettres (cf. les inscriptions épigraphiques). Son usage s’est non seulement perpétué au Moyen Âge, mais il a fortement évolué. Assez rapidement, deux signes ont été couramment employés, puis le registre s’est enrichi : la diversification des signes allant de pair avec leur spécialisation : le tilde, quoique toujours ambivalent, a servi à noter les nasales (ou plus justement ce que les Antiqui nommaient les liquides : m, n, et parfois -er-, avant qu’un signe lui soit attribué à partir des X-XIe siècle[6]). Le second signe, internationalement employé au Moyen Âge est, au départ, un petit demi cercle, dont la forme a évoluée vers une sorte de boucle rappelant le chiffre neuf [ ❩ > 9 ], qui signalait les désinences -us et -ur. L’ambiguïté a rapidement nécessité l’invention du troisième signe, similaire à notre chiffre deux [ 2 ] dont l’usage a été réservé exclusivement à la syllabe -ur-, dès le début du IXe siècle. La gamme des signes abréviatifs n’a fait que croître durant tout le Moyen Âge, jusqu’à la Renaissance où la tendance s’inverse, allant vers la simplification, quoique dans les premiers temps de l’imprimerie, certains des signes les plus communs ont été imprimés[7].

L’accentuation et la prosodie. Les grammairiens ont aussi théorisé les questions d’accent et de longueur de prononciation des syllabes. Leurs doctrines ont donné naissance à la gamme des formes d’accent que nous utilisons encore de nos jours en français : é è ê auxquelles s’ajoutent les deux points (diaeresis grec, trema français, Umlaut allemand, dont la fonction varie selon la langue), le macron ¯ (syll. longue) et le ˘ qui indique le brièveté de la syllabe[8].

Les signes critiques. Nés des usages de la critique textuelle héritée de la période hellénistique, les signes « philologiques » (comme l’obèle, l’astérisque, la cryphia etc.) sont tombés en désuétudes très tôt au Moyen Âge. Toutefois, certains d’entre eux se sont maintenus, quoiqu’avec difficulté, par l’emploi qu’en ont fait certains Pères (notamment Jérôme) et les érudits après lui, presque exclusivement confiné au cadre du texte biblique. Ils sont à proprement parler des signes spéciaux utilisés principalement dans le cadre de la critique textuelle de la Bible, mais dont, suivant l’usage de quelques lettrés carolingiens, quelques-uns ont été appliquées aux textes profanes. Les signes d’insertion de passages textuels omis lors de la copie, s’ils n’ont pas été signalé par les sigles h.d. / h.e. (hic deest / hoc est), ont bénéficié de signes qui se rapproche, soit des signes critiques, soit des signes de renvoi (cf. ci-dessous), selon le bon vouloir des correcteurs.

Autres signes. Il s’agit de symboles graphiques non signifiant. Il est possible d’observer deux catégories de graphismes : ceux, ancêtres de nos appels de note, qui ont servi à matérialiser les liens entre lemmes et notes marginales (signes de renvoi, SR), et ceux qui mettent en relation deux ou plusieurs mots du texte dont les relations grammaticales réclament (selon le niveau des lecteurs) d’être mis en évidence. Ces derniers sont appelés en français « signes de constructions syntaxiques » (SCS). Le bestiaire de ce genre de graphisme est de loin le plus diversifié. Autant les SCS ont suscité l’intérêt, comme le montre la bibliographie sur le sujet, autant les SR n’ont jusqu’ici jamais fait l’objet d’une étude systématique [une seule étude a été dédiée aux renvois sur deux manuscrits de Priscien : Pierre-Yves Lambert, « Les signes de renvois dans le Priscien de Saint-Gall », Études Celtiques 24 (1987), p. 217-238 ; cf. pour les manuscrits de Corbie, l’inventaire sommaire de Christian de Mérindol, La production des livres peints à l’abbaye de Corbie au XIIe siècle. Etude historique et archéologique, Paris, 1976 (2 vol.), p. 532-534. Julie Lefebre pour une réflexion générale contemporaine (voir J. Lefebvre, « La note en bas de page : indice et marque dans la représentation d’un discours autre », in C. Desoutter, C. Mellet (éd.), Le Discours Rapporté et ses marques : perspectives théoriques et didactiques. Bruxelles, 2013, p. 201-218)

  1. Considérations « topographiques » (mise en page)

Localisation dans le format. La localisation des gloses dans les interlignes / inter colonnes / marges semble être assujettie à des règles implicites. Abstraction faite de la graphie verticale du chinois, les annotations viennent se loger dans les inter-colonnes de manière privilégiée à droite ou à gauche et dans les marges supérieures ou inférieures. Elles offrent alors une correspondance avec l’interligne des codices européens. Cette relation met en évidence un symptôme du phénomène, celui de la proximité entre le texte et ses diverses augmentations périphériques. Le mise à contribution de tout l’espace disponible répond à la contrainte matérielle, et montre des stratégies identiques : localisation pré-déterminée et module d’écriture permettant de contraster les « niveaux » de texte.

Module des écritures. Nous remarquons d’emblée qu’en Europe comme dans la Sinosphère, la dimension des graphèmes est conditionnelle au statut du texte qu’ils copient. Le module des caractères opère une discrimination permettant de distinguer sans ambiguïté ce qui appartient au texte principal et ce qui correspond aux notes et autres aides de lecture. À cet aspect, nous pouvons rattacher la question des calligraphies. En Europe, les diverses écritures « historiques » en sont venues à acquérir, au moins pendant le Haut Moyen Âge, des spécialisations de leur emploi : en termes de tendance, la capitale rustique s’est vue utilisée plus particulièrement pour copier les textes de la littérature profane antique, l’onciale (et semi-onciale), dédiée aux écrits bibliques, enfin les variétés de minuscules et autres développement cursifs ont été assignés au reste de la production écrite, en tant qu’écriture « courante ». Le tableau n’est pas aussi tranché dans les faits, d’autant que les réformes de l’écriture minuscule, entamées à l’orée du VIIIe siècle, ont entrainé un recul des deux écritures « magistrales » (capitales et onciales), jusqu’à ce qu’elles se retrouvent cantonnées aux articulations des textes (divisions en livres, chapitres, paragraphes), afin de créer des repères visuels qui distinguent du texte lui-même les titres et inter-titres au sein des œuvres ou des recueils. Entre Europe et Japon, sur ces points encore, des stratégies similaires ont été fondées sur le jeu des différences de calligraphie.

Point de vue typologique (du contenu) Les explications transmises par les notes s’offrent au classement du fait de leurs natures parfois très différentes. Leur gamme s’étend du simple graphisme, auquel un code assigne un sens ou une fonction, à la longue explication commentant les idées ou doctrines énoncées par le texte. Les explications, qu’elles soient recopiées ou émanant d’un enseignement original, présentent elles aussi de grandes variations quant à leur portée / fonction / origine (-alité), quand il s’agit de prendre en compte leur contenu : elles apportent des précisions de toute sorte, des discussions grammaticales ou culturelles (identification des catégories grammaticales des mots ; explicitation des doctrines ; questions d’histoire ou de littérature, etc.). Il existe en Europe, de ce point de vue, des disparités importantes entre les types de gloses, selon la langue employée pour gloser : latin ou un des vernaculaires. À une exception près (le cas du vieil-irlandais), l’écrasante majorité des gloses vernaculaires appartiennent au type « lexicographique », dans la mesure où celles-ci se limitent presque toujours à la traduction d’un syntagme[9]. En revanche, les gloses latines (ou bilingues, latin / vieil-irl.[10]), offrent une plus grande diversité. Dans le contexte latin / latin et accessoirement latin / latin / grec (Priscien) la variété typologie reflète plus encore les préoccupations des maîtres, qu’il est possible de distribuer sur une échelle dont les deux pôles sont définis en fonction de la nature des explications fournies : d’un côté, purement scientifiques, de l’autre tournées vers la pédagogie. Sous cet angle, la typologie révèle clairement les fonctions des annotations : du guide de lecture aux travaux scientifiques. Dans le cadre du comparatisme, nous avons observé qu’une affinité de nature (en termes typologiques) apparaissait entre les gloses latines de type « commentary glosses » et les annotations portées par les textes confucianistes, qui montrent notamment le recours aux glossaires et aux commentaires, dont on détachait des extraits pertinents pour les accoler au texte (voir article de T. Kosukegawa). Au-delà des cultures, il apparaît des problématiques globales qui se posent en termes de stratégies dans des contextes où il s’avère nécessaire — politiquement et socialement — d’effectuer un transfert de savoir d’une langue à une autre. Les mécanismes sont nombreux et complexe, mais malgré les différences, nous voyons que, non seulement des méthodes semblables se développent, mais aussi que leurs mises en œuvre, dans le détail de leurs manifestations glossographiques, montrent des similitudes de surface, voire même de fond, dans certains cas. On ne peut qu’espérer que le rapprochement des disciplines se poursuive. La volonté des chercheurs d’aller dans ce sens s’est confirmée par plusieurs rencontres depuis les échanges initiaux. Nous avons tenu un atelier à la Bibliothèque nationale de France en décembre 2013 et un autre atelier à Tokyo (août 2014).

Nous invitons à réagir les chercheurs de toutes disciplines qui auraient un intérêt pour la matière glossographie, et mieux encore, qu’ils n’hésitent pas à nous contacter s’ils désirent contribuer à la réflexion amorcée dans ce dossier.

Troisième rang : (後列:左から右へ) back row, from left to right : Kosukegawa Teiji 小助川貞次 — Kawasaki Keigo 河崎啓剛 — Shin Woongchul 申雄哲 — Oh MiYoung 呉美寧 — Touyama Hideo 當山日出夫 — Moon Hyunsoo 文玄洙 — Valerio Luigi Alberizzi

Second rang :(中列:左から右へ) middle row, from left to right : Franck Cinato — Takada Tomokazu 高田智和

Premier rang :(前列:左から右へ) front row, from left to right : Andreas Nievergelt — Alderik Blom — Ishizuka Harumichi 石塚晴通 — Fujimoto Yukio 藤本幸夫 — Padraic Moran

NOTES

[1] Voir l’article de J. Whitman.

[2] Voir l’article de T. Kosukegawa.

[3] Voir les articles de T. Kosukegawa et V. Alberizzi.

[4] Franck Neveu, Dictionnaire des sciences du langage, Paris, 2004 (Armand Colin), p. 120-121, qui fait référence aux théorisations des opérations énonciatives d’Antoine Culioli (voir Pour une linguistique de l’énonciation I-III, Paris, 1991-1999 (éd. Ophrys).

[5] Les questions de prosodie mises à part, un seul texte du IXe sècle explique comment doit être prononcé l’alphabet latin : Bern, Burgerbibliothek 417, f. 108v-19r: Item de Litteris. Omnes uero litterae ad similitudinem uocis characteras acceperunt. A aperto ore congrui solo spiritu memoratur (…) dum exprimitur imitatur. Explicit de Litteris (éd. H. Hagen, GL8, p. 307-308); il est vraisemblablement originaire de la région de la Loire (Tours?), cf. Law, 1982, p. 52 n. 56, 120, aussi Law, 1997, p. 16-17 ; O. Homburger, Die illustrierten Handschriften der Burgerbibliothek Bern, die vorkarolingischen und karolingischen Handschriften, Bern, 1962, p. 69-71; Beat Matthias von Scarpatetti, Katalog der datierten Handschriften in der Schweiz in lateinischer Schrift vom Anfang des Mittelalters bis 1550, Bd. 2: : Die Handschriften der Bibliotheken Bern – Porrentruy, Text- und Abbildungsband, Dietikon-Zürich 1983, no.50, p.23.

[6] Sur ces questions voir comme point de départ A. Cappelli, Dizionario di abbreviature latine ed italiane, Milano, 19907 (1er éd., 1929) et B. Bischoff, Paléographie de l’Antiquité romaine et du Moyen Âge occidental, 1985 (trad. Fr. H. Atsma et J. Vezin), p. 169-191. B. Bischoff, p. 173 reste imprécis quant à la date d’apparition du signe abréviatif pour ‘er, re, r’, qui, s’il a pu apparaître dès le IXe siècle, ne s’est popularisé qu’à partir du siècle suivant.

[7] Nous avons conservé l’esperluette &, qui à proprement parler est une ligature des lettres ‘e’ et ‘t’. En orient, le phénomène des abréviations graphiques existe aussi, c’est le cas par exemple du signe 々, qui signifie que le même caractère est doublé.

[8] En chine, les signes dont la fonction était d’indiquer le ton sont considérés comme le phénomène initiateur des gloses.

[9] Voir les résumés de P. Moran, A. Bloom et A. Nievergelt.

[10] Voir les travaux du groupe Medieval Irish Bilingualism dirigé par Prof. Peter Schrijver et Mícheál Ó Flaithearta, http://www.medievalirishbilingualism.eu/


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