Présentation

Dossiers d’HEL n° 8
L’activité lexicographique dans le haut Moyen Âge latin
Rencontre autour du Liber Glossarum (suite)

Numéro dirigé par Franck Cinato et Anne Grondeux
SHESL 2015

Présentation

par Anne Grondeux (CNRS UMR7597, SPC)

Ce numéro des Dossiers d’HEL vient en complément du volume de la revue HEL 36/1, dans lequel ont été partiellement présentés les Actes de la rencontre tenue à Paris en novembre 2013 autour du Liber glossarum, la grande encyclopédie alphabétique carolingienne dont les plus anciens manuscrits remontent à la fin du VIIIe siècle. Tenue à mi-parcours du projet LibGloss (ERC StG 263577 – 2011 – 2016), qui unit le CNRS et l’Università degli Studi di Milano, cette rencontre avait pour premier objet de faire le point sur les avancées de l’édition en ligne et sur les contenus du site, ainsi que de définir ce que serait l’édition dans sa forme définitive. Au-delà de ces aspects techniques, une série de communications ont été présentées, qui sont réunies, dans le volume d’HEL et ici même, selon trois thématiques : les manuscrits, les sources, les parallèles et dérivés.

Parmi les manuscrits, un effort de description particulièrement important a porté sur le manuscrit A (Milan, Biblioteca Ambrosiana, B Inf. 36), auquel sont consacrées les études détaillées de Martina Venuti et Luigi Pirovano (HEL 36/1, respectivement p. 15-28 et p. 29-40), tous deux chargés, à Milan, de la collation de ce codex, qui est un des plus anciens témoins italiens du texte, avec celui du Vatican dont est chargée Giliola Barbero, le tout étant supervisé par Massimo Gioseffi, également présents à notre rencontre. Cette approche est ici complétée par deux contributions de Franck Cinato. La première présente un nouveau bilan complet et à jour des fragments manuscrits (liste et bibliographie), dont une certaine quantité ont été découverts et nouvellement décrits. Cet article est un prolégomène à un futur volume qui fera le point sur tous les manuscrits afin de rectifier les notices anciennes aujourd’hui dépassées. La seconde contribution de Franck Cinato fait le point sur la question des attributions anciennes et hypothétiques (Ansileube, Salomon et les autres), qui témoigne de l’inscription du Liber glossarum dans une longue histoire (où l’on rencontrera plus tard Papias, voir aussi la contribution de M. Venuti), mais aussi dans une historiographie souvent contradictoire, qui a tenté des attributions hasardeuses et prématurées qui sont encore trop fréquemment reprises au gré de la littérature consacrée au Liber.

La question des sources a été abordée à propos de trois domaines. Le métalangage grammatical est minutieusement décrit par Laura Biondi (HEL 36/1, 43-82), dans une contribution qui analyse le LG comme support de la réflexion linguistique, en partant de l’insistance sur les lettres en tête de chaque section, et met en lumière les procédés de traitement systématique des lettres de l’alphabet en tant que telles ; cette analyse, appuyée sur une comparaison princeps des principaux manuscrits, met une fois de plus en évidence la proximité avec le matériel isidorien et donne des éléments de comparaison absolument capitaux avec les mss des Étymologies utilisés dans le LG, qui sont des manuscrits espagnols (famille γ de Lindsay). Deux notes sont également consacrées aux interprétations des noms hébreux (Olivier Szerwiniack, p. 83-96), puisées chez Eucher, Isidore et Jérôme, et aux gloses à Virgile transmises par le LG (Silvia Gorla, p. 97-118). Ces trois dossiers fournissent un panorama des méthodes de traitement auquel le LG soumet ses sources (création de notices autosuffisantes, cumul de sources différentes quand le besoin s’en fait sentir), mais aussi des difficultés qui demeurent pour cerner précisement les sources en question. Nous ajoutons ici deux articles, dont le premier explore les citations de l’Hypomnesticon pseudo-augustinien présentes dans le Liber glossarum, tandis que la seconde se focalise sur un triangle Reichenau-Saint-Riquier-Saint-Gall comme point d’arrivée des matériaux ibériques à l’origine du Liber glossarum.

La troisième section s’intéresse aux parallèles et aux dérivés du LG, deux domaines a priori distincts mais qui ont pour point commun de témoigner de l’intense activité lexicographique du haut Moyen Âge. La contribution de Franck Cinato (HEL 36/1, 121-177), qui porte sur Heiric d’Auxerre, montre en particulier un maître qui, bien avant Papias, retravaille déjà le LG, par abrégement et supplémentation, à la lumière de Priscien. Dans une perspective plus large présentée ici même, la contribution de David Paniagua resitue le LG dans la tradition lexicographique en montrant que le Glossarium Bruxellense, s’il partage des entrées avec le LG, n’en découle pas, ce qui autorise une toute autre perspective sur une activité lexicographique dont le LG n’est qu’une facette, au même titre que les glossaires de Saint-Gall par exemple, ou encore les Notae iuris également étudiées ici par Carmen Codoñer. Cette approche est intimement liée au fait que le LG est une émanation parmi d’autres de l’intense effort glossographique et lexicographique qui est une des caractéristiques du haut Moyen âge (voir ainsi le volume d’études réunies par M. Teeuwen, Carolingian Scholarship and Martianus Capella. Ninth-Century Commentary traditions on ‘De Nuptiis’ in Context, Turnhout, 2011), et qu’il est de plus lui-même en évolution constante ; ses témoins ne cessent d’évoluer, un phénomène qui s’observe pratiquement dès sa naissance, avec l’apparition de versions contractées. Le Liber n’est pas figé mais structurellement instable, si bien qu’il a existé peu d’exemplaires du monument de départ, qui correspond à l’état que les éditeurs actuels ont choisi de restituer.

Enfin une annexe a été réservée pour la présentation du beau travail de thèse de Catrina Babino (Université de Salerne – Paris Diderot), consacré à Virgilius Maro grammaticus. L’originalité résidait dans une lecture de l’œuvre en continu, dans son intégralité, en suivant la voie tracée par Vivien Law, qui avait eu la première l’intuition que l’allure de manuel de grammaire que se donnait l’œuvre n’était qu’une façade habile, destinée à couvrir des ambitions bien plus élevées. La méthode de Mme Babino consistait donc à suivre pas à pas le texte, ce qui n’avait pas été tenté auparavant, malgré tout ce qui a été écrit sur Virgilius Maro Grammaticus. Jusque là, on avait procédé par extraits choisis, venant à l’appui d’une thèse ou d’une autre. Ici le pari était donc de prendre au sérieux la pensée de VMG dans son cheminement si particulier. Le risque était évidemment de lasser le lecteur, de le perdre dans ces développements dont il a si souvent été dit à quel point ils étaient confus, arides et énigmatiques.

Le premier effet de cette lecture en continu est que l’on redécouvre des passages que l’on croyait bien connaître, mais qui, parce qu’ils sont insérés dans leur contexte, prennent un relief particulier. On saisit donc, au travers de ce qui peut sembler des sauts du coq à l’âne, l’essence même du projet virgilien : une pensée philosophique, riche et complexe, qui se déploie en s’appuyant sur des structures en apparence grammaticales. La grammaire est en effet l’objet officiel de l’œuvre, mais pourquoi ? La grammaire est alors, comme le rappelle, parmi bien d’autres auteurs, Isidore de Séville, à la base de toute science, à la base de toute connaissance, ce qui valide apparemment le choix de ce socle par VMG. Or ce que l’auteur se plaît à démontrer à chaque page, c’est qu’il est absurde de prendre la grammaire comme base de toute connaissance puisqu’à chaque règle on peut opposer des milliers de contre exemples ; puisque des maîtres supposés renommés et incontestables s’affrontent pendant des jours et des nuits sur des points de détail sans dégager de solution acceptable ; puisque l’étymologie, censée dévoiler le sens secret de chaque mot, peut être détournée par toutes les voies possibles et imaginables – et de l’imagination, VMG n’en manque pas. Cette imagination prodigieuse prend pour cible l’objet même de « manuel de grammaire ». La grammaire étant à la base de tout, il suffit d’écrire une « grammaire » pour être sûr de transmettre ses convictions. Il n’y a donc pas à proprement parler de parodie, comme on l’a parfois dit, mais plutôt le détournement subversif d’un cadre autorisé. Ce faisant, VMG utilise le manuel de grammaire comme un cocon protecteur, idéal pour la sauvegarde de ses convictions philosophiques. Concernant l’auteur lui-même, ce qui émerge de cette lecture en continu, c’est la figure d’un intellectuel tourmenté, contestataire et solitaire : ses généalogies fictives de maîtres prestigieux crient sa solitude, ses disciples le contestent et ne comprennent pas son projet, ses litanies de pseudonymes témoignent de sa non-reconnaissance, puisqu’il ne peut témoigner au grand jour. Quel était précisément ce projet ? Une Sagesse, et là encore le pari de la lecture continue tentée par C. Babino se révèle gagnant. On a souvent reproché à VMG sa confusion. Or la lecture en continu accentue dramatiquement cet aspect, et fait encore plus ressortir les difficultés dans lesquelles se débat tout apprenti dans le monde des règles et des exceptions, jusqu’à cette impression de nausée si justement dépeinte par F. Desbordes. L’œuvre de VMG se révèle ici comme un instrument pédagogique d’une puissance inégalée : si l’on remplace la grammaire, en tant que microcosme, par le monde, le projet virgilien se révèle dans toute son ampleur. Seule la Sagesse peut guider l’apprenti dans ce labyrinthe où tout n’est que vertige et confusion. L’exemple des douze latinités est bien connu, mais plus frappant peut-être est celui de l’étymologie. VMG s’autorise constamment le recours aux potentialités de l’étymologie médiévale pour montrer que l’homme est incapable de s’orienter seul dans le monde. Il lui faut un guide, la Sagesse, en l’absence duquel on pourrait faire dire n’importe quoi à n’importe quel mot (seule la Sagesse nous rappelle que homo vient de humus, la terre, car quantité d’autres interprétations pourraient être avancées), et sans laquelle tout devient menaçant, trompeur, incertain, puisque tout peut être interprété de mille manières, jusqu’au vertige herméneutique. La lecture en continu restitue précisément cette impression volontaire de complexité vertigineuse de la grammaire et du monde, et donne à voir l’œuvre de VMG comme une dénonciation vibrante du fait que la grammaire et le langage sont incapables de rendre compte du monde qui nous entoure, et qu’il est par conséquent totalement illusoire de prendre la grammaire comme base de toute connaissance.


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Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage