Dossier d’HEL, 1
Wilhem Von Humboldt : éditer et lire Humboldt
Numéro dirigé par A. M. Chabrolle-Cerretini
© copyright SHESL 2002
Jacques-Philippe Saint-Gérand. Compte rendu de : Jean Rousseau et Denis Thouard [éds.], Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise : un débat philosophico-grammatical entre Wilhelm von Humboldt et Jean-Pierre Abel-Rémusat (1821-1831), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, 338 p. ISBN 2-85939-588-1 ;Wilhelm von Humboldt, Journal parisien : 1797-1799, traduit de l’allemand par Élisabeth Beyer, préface d’Alberto Manguel, Solin Actes Sud, 2001, 354 p. ISBN 2-7427-3444-9 ; Jacques Bourquin [éd.], Pierre Joseph Proudhon, Écrits linguistiques et philologiques, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 1999, Coll. Annales Littéraires. Série Linguistique et Sémiotique, vol. 32, 230 p. ISBN 2-913322-40-9 ; diffusion Les Belles Lettres, Paris.
Le hasard des publications fait qu’arrivent presque simultanément trois livres, dont deux ayant directement trait à Wilhelm von Humboldt, et partageant des connexions affines imprévisibles au premier abord, quoique confondantes, à la réflexion, pour l’intelligence des transformations de la pensée du langage au XIXe siècle. Un quatrième, dont il ne sera pas fait état ici cependant, attendu depuis longtemps, et rédigé sous la houlette de Joan Leopold, entièrement dévolu aux enjeux et aux textes du Prix Volney de l’Institut [Kluwer, 2000], achève de constituer un ensemble dont la masse documentaire offre de singulières possibilités d’échanges et de recoupements. Sur des faits précis et probablement mieux qu’en d’ambitieuses synthèses modélisatrices aujourd’hui encore prématurées, notre compréhension de l’évolution des conceptions du langage au XIXe siècle, ne peut qu’en sortir grandie. M’en tenant aux trois textes bibliographiquement référencés ci-dessus, je commencerai par la remarquable édition de correspondance que nous offrent J. Rousseau et D. Thouard. Le bel et grand ouvrage ! Et quel fascinant échange entre deux prestigieuses intelligences du XIXe siècle ! Les spécialistes d’historiographie des sciences du langage, certains philosophes, étaient depuis longtemps convaincus de l’intérêt et de l’importance de cette correspondance. Mais l’accès à cette dernière demeurait difficile et confidentielle, en raison du caractère fragmentaire, incomplet et insatisfaisant à beaucoup d’égard des documents publiés jusqu’ici qui en témoignaient. On ne saurait donc trop louer la valeureuse entreprise de Jean Rousseau, que l’on connaissait déjà comme un des meilleurs spécialistes de Humboldt linguiste et anthropologue, et de Denis Thouard, germaniste de haute lignée. Ceux-ci offrent en effet, dans ce volume soigneusement composé et corrigé, l’intégralité des échanges qui eurent lieu entre Wilhelm von Humboldt (1767-1835) et le sinologue Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832), du 17 janvier 1822 au 7 août 1831, sur la question de comprendre les raisons pour lesquelles une langue de culture aussi ancienne et avérée pouvait ne correspondre en rien aux modèles flexionnels des langues indo-européennes classiques. La question peut paraître très abstraite et éloignée aujourd’hui de beaucoup de nos préoccupations, il n’en reste pas moins qu’elle a constitué pour les premiers linguistes du XIXe siècle l’objet d’un débat approfondi et souvent passionné. Car, derrière la matière d’une autre langue qu’une langue occidentale et d’une culture toute différente, l’enjeu des discussions est celui de la définition de modes très différents de penser le langage, d’où surgit une certaine conception de l’anthropologie comparée. D’où une ouverture immense sur quantité de problèmes philosophiques dont le XXe siècle, en philosophie critique, philosophie des sciences, philosophie morale, tentera de débrouiller peu à peu les complexités. L’introduction présente ainsi une double mise en perspective de l’objet : D. Thouard expose les problèmes liés à la recherche de la correspondance de Rémusat et de Humboldt autour de la question du chinois. J. Rousseau, pour sa part, analyse avec minutie et force la place du chinois dans la théorie anthropologique et linguistique de Humboldt, mettant particulièrement bien en valeur [p. 61 sqq.] les complexités liées à l’analyse humboldtienne des formes de la pensée et des formes de la langue. A qui hésiterait avant de se lancer dans la lecture d’une telle somme, on pourra suggérer de se reporter au très suggestif article de Jean Rousseau : “ Humboldt et la question du chinois : à propos d’une correspondance inédite avec Abel-Rémusat ”1), dans lequel sont exposées les circonstances et les aboutissants de la découverte d’une correspondance inédite déposée à la bibliothèque municipale de Mantes-la-Jolie par l’exécuteur testamentaire de J.-P. Abel-Rémusat, le très obscur Ernest Augustin Xavier Clerc de Landresse [1800-1862]. Le corps principal de l’ouvrage se compose ensuite de deux sections. La première [pp. 79-218], intitulée “ La discussion publique ” propose l’édition soigneusement annotée et commentée des textes publiés par le Français, entre autres dans le Journal des Savants, et par l’Allemand dans divers opuscules disséminés. La seconde section [pp. 221-319] recueille toute la correspondance privée échangée entre les deux hommes, dont la majeure partie était jusque là inédite. De tels documents témoignent de la qualité et de la richesse de ce débat complexe, toujours empreint d’une grande courtoisie et animé par le souci passionné de comprendre un objet qui est si étranger aux habitudes culturelles d’un Européen de la première moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire formé en fait aux modèles de la pensée du dernier tiers du XVIIIe siècle. Éternelle et si troublante passation de relais, dans laquelle la matérialité du témoin ne préjuge aucunement de l’identité de la course et de ses enjeux… À la suite sont publiés en fac simile la lettre post mortem de Rémusat à Humboldt sur la particule naï, du Nouveau Journal Asiatique, XI, 1833, et des extraits des Élémens de grammaire chinoise (Paris, Imprimerie Royale, 1822) ; s’y adjoint un très utile index des noms, des langues et des notions. Le lecteur moderne tient là un ouvrage remarquable, qui sait pertinemment faire la critique des publications antérieures, françaises [p. 20] ou étrangères, sur le sujet ayant souvent péché par manque de connaissances de première main, car ne saurait commenter Humboldt qui n’en a pas un commerce direct et approfondi, et tout d’abord dans sa langue si particulière. En bref, est rassemblée ici une somme de savoir et de documents particulièrement apte à stimuler l’intelligence des spécialistes de linguistique et d’anthropologie. Et qui, comme on le verra plus bas, tisse autour de son objet un arachnéen réseau d’intérêts immédiats ou médiats, proches ou plus lointains, dont témoigne la pensée européenne du langage au XIXe siècle. Une réussite incontestable qui soutient pleinement dans ces conditions la dédicace faite au maître des premières recherches humboldtiennes développées en France à l’époque moderne : Jean Quillien. Le second ouvrage attire l’attention de nouveau sur le personnage magnétique de Wilhelm von Humboldt, qui bénéficie depuis une dizaine d’années, homme et œuvre confondus, philosophe, anthropologue, linguiste mêlés, d’un incontestable regain d’intérêt en France. Et cela nous vaut la publication de textes jusqu’alors peu connus de ce côté-ci du Rhin, quoiqu’ils fussent tous de la plus haute importance pour une meilleure connaissance de cet esprit universel. C’est bien ainsi qu’il convient de lire les notes cursives, souvent rédigées dans un style âpre, que Humboldt s’efforça de consigner lors de son second séjour à Paris, qui commença deux mois après le coup d’état du 4 septembre 1897 (18 fructidor, an V) et s’acheva à la fin de fructidor (août 1799) an VII. Désormais totalement affranchi de l’Aufklärung de sa jeunesse, et soucieux de mieux connaître ce pays dans lequel il voyait l’instigateur de « l’orientation donnée à la manière de penser de la fin de notre siècle », désireux par ailleurs d’alimenter sa réflexion anthropologique comparative, Humboldt parcourt la société parisienne et prend en quelque sorte la sténographie de tout ce qu’il entend et de tout ce qu’il voit, dans la rue, dans les salons, dans les lieux publics de discussion politique, philosophique ou artistique. Travaillant simultanément à la rédaction des essais esthétiques sur Hermann et Dorothea de Goethe, le philosophe résume les œuvres littéraires françaises qui ont influencé l’époque, et trace en chemin les portraits d’innombrables acteurs de la révolution politique et philosophique, qui secoue la France : Helvétius, Cabanis, Domergue, Sieyès, Laromiguière, Destutt de Tracy, Condillac, Roederer, Louis-Sébastien Mercier, Mme de Staël etc. Mais ce sont aussi, à travers leurs œuvres dont Humboldt est l’insatiable lecteur ou spectateur, les grandes figures du passé qui revivent sous sa plume : Montaigne, Pierre et Thomas Corneille, Racine, Molière, ou Rousseau…. Humboldt propose incidemment quantités de jugements et d’aperçus sur le monde, la société, les individus, qui aident à mieux comprendre la méthode de travail qui reste attachée au nom de Humboldt. Ce dernier a toujours conçu en effet l’intérêt d’un répertoire de matériaux (Repertorium von Materialen) classés de manière chronologique et thématique (Physiognomonie, Langue, Théâtre, Poésie, Institut National, Histoire, etc.), qui lui permettent ultérieurement d’illustrer sa pensée d’innombrables exemples concrets et authentiques, aisés à retrouver. Et ce sont bien ces objets bruts que l’on trouve ici, soigneusement décrits et répertoriés. Il y a en ce sens une sorte de souterraine et mystérieuse continuité entre ce Humboldt éminemment cérébral et cet autre grand intellectuel que sera ultérieurement le Paul Valéry de Monsieur Teste et des carnets. Dans le détail, apprécions ici que le sens d’une expression populaire : « pensions sur le clair de lune » se trouve ici éclairé (p. 73), et que, là, ce soit un jugement sur l’impréparation de l’enseignement français à traiter des questions philologiques : « Il n’y eut jamais à Paris d’institution ni même de chaire consacrée à la formation des philologues. De manière générale, collèges et universités dispensent une éducation indifférenciée, contrairement à ce qui se passe chez nous : ce sont plusieurs collèges réunis qui ont formé l’université. Qui plus est, les professeurs de ces collèges s’avèrent pour la plupart incultes. La Rochette et Larcher sont entièrement autodidactes. — La Rochette est un homme fringant, d’une vive imagination. Il a appris le grec parce que, enfant, il écrivait des lettres d’amour avec des caractères grecs. Il est en train de rédiger une Histoire des courtisanes de la Grèce qui abordera aussi la situation du sexe féminin dans son ensemble » (pp. 148-149). Sans commentaire…. Ailleurs, ce sont des notes isolées qui piquent la curiosité des lecteurs d’aujourd’hui : « Les mathématiques, la chimie et les sciences naturelles rassemblent encore l’Europe, tandis que l’art, la philosophie la divisent en des éléments hétérogènes » (p. 307), ou des portraits saisissants (Degérando, p. 305, La Clairon, p. 299)… On appréciera dans ce volume l’élégante et précise traduction d’Elisabeth Beyer et la sobre préface d’Alberto Manguel, auxquelles font escorte en annexes de très utiles notes de contextualisation historique, revues et augmentées par la traductrice, une lecture de la vie et des œuvres de Humboldt par la même, et surtout un index raisonné très utile des noms de personnes, qui permet de lever nombre de difficultés de compréhension des faits évoqués en ces périodes anciennes et troublées. Au total, une très belle édition et désormais une très indispensable réalisation pour qui veut approfondir une époque, un homme et une œuvre. Et, dans notre troisième ouvrage, c’est alors, ricochet et écho tout à la fois, une image très intéressante du linguiste philosophe allemand que livre Pierre-Joseph Proudhon, à l’occasion des notes qu’il consigne dans la perspective de son propre Essai de grammaire générale [1837] dont il fera le soubassement du texte avec lequel il entend se présenter en 1839 au concours de l’Institut en vue du Prix Volney : Recherches sur les catégories grammaticales et sur quelques origines de la langue française… On saura donc gré à Jacques Bourquin d’avoir su jouer à son tour de la palingénésie romantique pour ressusciter les écrits et la pensée linguistiques d’un auteur que l’histoire a plutôt rangé dans le cadre des philosophes et des penseurs de la politique. Et qui n’en est pas moins une personnalité intéressante pour l’histoire des idées linguistiques. N’oublions pas ce que Pierre Larousse notait des qualités de Proudhon, en décembre 1865, dans la préface de son pyramidal Grand dictionnaire Universel du XIXe siècle : « Ici, que notre plume s’entoure d’un crêpe de deuil, car la faux aveugle a déjà frappé parmi nous ; oh ! bien aveugle ! puisque la tête qui a été abattue dans nos rangs dominait toutes les autres de cent coudées. Le plus hardi et le plus profond penseur du XIXe siècle, Pierre-Joseph PROUDHON, par une lettre que nous avons rendue publique, nous annonçait en ces termes qu’il collaborerait au Grand Dictionnaire : “ Je suis satisfait de votre mot ANARCHIE… Lorsque vous en serez aux articles DIEU et PROPRIETE, prévenez-moi. Vous verrez par quelques mots d’explication qu’il y a autre chose que des paradoxes dans ces propositions : Dieu, c’est le mal, et la Propriété c’est le vol, propositions dont je maintiens le sens littéral, sans que pour cela je songe à faire un crime de la foi en Dieu, pas plus qu’à abolir la propriété. ” Ce vœu, en quelque sorte testamentaire, sera religieusement accompli. Oui, illustre philosophe, quand nous en serons à ces deux phrases si perfidement incomprises, et qui ont soulevé tant d’ennemis contre ta mémoire, toutes les ténèbres hypocritement accumulées tomberont ». Le travail proposé ici par Jacques Bourquin mérite lui-même le compliment de jeter une lumière puissante sur certains aspects très méconnus de l’œuvre de Proudhon. Et, à cet égard, dans une complémentarité insoupçonnée a priori avec les ouvrages précédents, l’on sera particulièrement attentif à la découverte des traces de réfraction laissées par Humboldt [pp. 14, 23-40, 43-44] et Rémusat [pp. 13-44] dans la pensée du philosophe. Les premières lignes de l’introduction situent nettement le propos et définissent sans ambages l’intérêt et les difficultés de la tâche : « Parler de Proudhon linguiste est une gageure. Si son intérêt pour le langage est constant et s’affiche ou transparaît à toutes les époques de sa production, cet intérêt n’est jamais purement linguistique, au sens où nous l’entendons, et ses théories, justes ou fausses, sont toujours dépendantes de préoccupations extérieures au domaine »… La convergence, soulignée par Proudhon lui-même, de la philologie et de la théologie dans les conceptions de celui qui écrivait : « On n’est pas philosophe si l’on n’est pas grammairien consommé, car c’est identique », mérite ainsi d’être scrutée en profondeur pour les implications de son assertion, et pour mieux comprendre les enjeux de son énonciation en une période qui voit le déclin de la grammaire métaphysique et l’émergence concomitante d’une linguistique scientifique.
Or, Proudhon, en 1837, est bien l’auteur encore anonyme de cet Essai de grammaire générale, d’après les principes établis par Bergier, pour faire suite aux Élémens primitifs des langues que ce dernier avait publiés en… 1764 ! Et c’est bien ainsi la fonction de relais assumée par Proudhon dans la transformation des idéologies du savoir, et notamment du savoir sur le langage, qui apparaît dans toute son importance. Le lecteur sensible à ce travail d’une pensée du langage hautement personnalisée en dépit des multiples influences qu’elle a reçues et dont elle s’inspire, sera en conséquence heureux de découvrir dans le présent volume des éditions précieuses et aussi fiables que précisément et pertinemment annotées des fragments de textes des cahiers de lecture que Proudhon rédigeait soigneusement pour se constituer, en parallèle à ses lectures, une documentation de première main assortie d’esquisses de réflexion critique et de commentaires. Ces cahiers avaient été publiés dans l’édition des œuvres complètes du philosophe2), mais dans des versions fautives et incomplètes. On trouve ici des développements inédits de première importance. C’est ainsi que Sylvestre de Sacy, N. Wiseman [1802-1865] et F. Schlegel, Raynouard, Mérian [Principes de l’étude comparée des langues, 1828, par J. von Klaproth, éditeur de ses œuvres, interposé], l’abbé Copineau ou Villemain, se voient annotés dans le Cahier n° 1, tandis que le Cahier n°2 montre précisément Proudhon critique attentif de l’œuvre de Humboldt, notamment dans les relations à Rémusat, comme on l’a vu plus haut. Ainsi qu’en grand spécialiste de la langue française au XIXe siècle le fait pertinemment remarquer J. Bourquin, ces réflexions et notes de lecture ne peuvent être dissociées dans l’esprit de Proudhon du travail qu’il rédige en vue d’une nouvelle soumission au … Prix Volney de l’Institut, laquelle, en 1839, transforme l’Essai de 1837 en des Recherches sur les catégories grammaticales et sur quelques origines de la langue française ayant intégré les lectures réalisées dans l’intervalle, pré-digérées, en quelque sorte, grâce aux notes consignées dans les Cahiers. Nous nous trouvons donc là dans le laboratoire de la pensée de Proudhon, face aux matériaux et aux instruments conceptuels et idéologiques ayant servi à rendre fusible cette masse hétérogène d’informations, et à modeler sans confusion cette somme documentaire d’une remarquable ampleur. Car en tout — style et conception — la « patte » de Proudhon est reconnaissable. C’est ainsi que, poursuivant son travail d’investigation et de réflexion au-delà du chinois illustré par Humboldt, Proudhon soumet à sa critique la langue hébraïque dont le chanoine Latouche — inspirateur par ses traductions du travail musical et philologique de C. V. Alkan [1813-1888] — avait donné des études profuses : Philosophie des langues et introduction par l’hébreu à la connaissance élémentaire des racines [1845]. On voit alors par ces travaux comment l’idée d’une relation profonde entre théologie et philologie a pu germer et se développer dans l’esprit bouillonnant de Proudhon. La minutie avec laquelle ce dernier s’arrête sur des termes et notions tels que : Filiation des langues ; âme ; Moïse ; Progrès ; Idées, concepts ; Dieu ; Jehovah ; Réaction sacerdotale ; Catégories grammaticales ; Prophétisme, entre autres indique assez l’envergure de cette pensée du langage, qui, par certains côtés, reste … sensiblement entée dans le terreau métaphysique du XVIIIe siècle, mais qui demeure toujours soucieuse de mettre à profit le renouvellement documentaire et les hypothèses neuves fournies par les linguistes ou philosophes du langage contemporains, non seulement français mais européens. On pourra justement s’étonner à cet égard que la dernière livraison de Histoire Epistémologie Langage, consacrée à Dix siècles de linguistique sémitique [XXIII, fascicule 2, 2001] ne fasse pas mention, même incidente, du nom de Proudhon, qui montre dans ses Cahiers qu’il ne méconnaissait pourtant pas la langue hébraïque (pp. 193-198). Par tous les documents patiemment rassemblés ici, c’est donc une attitude réflexive marquée — on ne s’en étonnera pas — par le souci du progrès qui s’affirme avec optimisme. Proudhon notait d’ailleurs à ce propos : « […] ce qu’il y a de constant, divin, de beau, de glorieux, de moral, de saint, dans l’histoire, c’est le progrès, une chose tout humaine : donc le vrai Dieu, c’est l’Essence de l’Humanité » [p. 218]. Les notes fournies par J. Bourquin éclairent de manière saisissante la complexité d’une telle pensée, et proposent les mises en perspective les plus aptes à nous permettre de comprendre son insertion dans les idées du temps. Un double index des noms cités et des ouvrages de linguistique et de philosophie auxquels réfèrent ici Proudhon et son éditeur, complètent très utilement ce grand travail d’édition et d’analyse, qui, sous des dehors modestes, propose une avancée importante dans notre connaissance de la science éclatée du langage dans les années 1830-1850. On conviendra que la plus grande difficulté en ce domaine est de parvenir à tenir comme un tout les éléments contraires et contradictoires d’une téléologie onto-théologique qui, dans le dessein d’affirmer contre l’Église la thèse du matérialisme le plus strict, mêle indissolublement les prémisses d’une réflexion proprement linguistique aux intérêts si hétérogènes de la philologie, de la grammaire comparée, de la philosophie et de l’histoire des religions… En dépit de ces limitations, que J. Bourquin éclaire d’ailleurs très nettement, il faut recommander chaleureusement cet ouvrage. Par des voies singulièrement distinctes, et parfois détournées, ces trois textes datés signalent chacun à leur manière l’importance de certains moments de l’histoire des idées linguistiques à l’articulation des XVIIIe et XIXe siècles. Et c’est bien à ce titre qu’ils méritent encore aujourd’hui de retenir l’attention par leurs différences et leurs similitudes.