Jürgen Trabant – L’édition des oeuvres linguistiques de Humboldt : le sort d’un legs intempestif

Dossier d’HEL, n°1
Wilhem Von Humboldt : éditer et lire Humboldt
Numéro dirigé par A. M. Chabrolle-Cerretini
©  SHESL 2002

L’édition des oeuvres linguistiques de Humboldt : le sort d’un legs intempestif

par Jürgen Trabant
Freie Universität, Berlin

Wilhelm von Humboldt avait légué ses livres linguistiques et ses manuscrits concernant des sujets linguistiques à la Bibliothèque Royale de Berlin 1). Son intention était de laisser ainsi à la postérité non seulement un témoignage de sa recherche sur les langues du monde mais aussi un instrument de travail qui permettrait de continuer cette recherche à peine entamée 2). L’ensemble du legs témoignait d’un projet linguistique unique. C’était, à la mort de Humboldt en 1835, la version la plus avancée de ce projet dont Leibniz, dans les Nouveaux Essais, avait vu la nécessité et l’utilité: c’est à-dire de “mettre en dictionnaires et en grammaires toutes les langues de l’univers” et de les comparer entre elles, travail nécessaire et utile “tant pour la connaissance des choses […] que pour la connaissance de notre esprit et la merveilleuse variété de ses opérations” (Leibniz 1765/1966, 293). Mais cet héritage unique et précieux – dont nous connaissons aujourd’hui exactement l’étendue et la richesse grâce au travail de Kurt Mueller-Vollmer (1993) – fut dispersé, matériellement et intellectuellement.

1. Dispersion matérielle

En ce qui concerne la dispersion matérielle, l’ensemble de la succession fut scindé en plusieurs parties dès le début. Non seulement on sépara les manuscrits des livres qui contenaient souvent des notes précieuses de l’auteur et qui font donc partie intégrante des documents sur les études linguistiques de Humboldt. Mais on désintégra aussi les deux parties de la succession: D’un côté les livres: Les livres que la Bibliothèque Royale possédait déjà, les doubles, furent donnés à la bibliothèque universitaire. Ce qui, en fin de compte, au bout de l’histoire, s’avéra comme une chance. Car ce sont ces livres-là qui ont survécu à la Deuxième Guerre mondiale, tandis que les livres restés dans la Bibliothèque Royale ont presque tous disparus. Nous connaissons les livres – et donc la bibliothèque linguistique de Humboldt – grâce au travail de Christa Schwarz (1993) qui a répéré les livres à la bibliothèque universitaire: Ex libris legatis a Humboldt. Le sort des manuscrits linguistiques est plus dramatique encore: Bien que donation à la Bibliothèque Royale, une partie des manuscrits linguistiques avait été retenue par le collaborateur de Humboldt, Eduard Buschmann, qui les utilisait pour terminer certains projets de publication entamés encore par Humboldt, comme l’œuvre sur le kavi. Ce grand projet était resté inachevé à la mort de Humboldt. Humboldt avait lu les épreuves du premier volume de l’œuvre: “Sur les relations entre l’Inde et l’île de Java”, ce volume-là était donc complètement terminé. Et Humboldt avait aussi terminé le manuscrit de la célèbre introduction à l’œuvre sur le kavi avant sa mort. Mais de la partie linguistique proprement dite de cette œuvre, Humboldt n’avait écrit que le chapitre sur les “lettres”, la partie phonétique donc, et des parties d’autres chapitres, tout le reste était encore à faire. Et c’est Buschmann qui compila les livres deux et trois de l’œuvre sur le kavi, publiés en 1838 et 1839, donc bien après la mort de Humboldt. Après ce travail, Buschmann restitua les matériaux sur les langues de l’Océanie au legs humboldtien. Mais, en plus, Buschmann s’était réservé les matériaux sur les langues amérindiennes car il avait l’intention de publier et de finir des travaux de Humboldt sur ces langues, comme par exemple la grammaire mexicaine et le dictionnaire mexicain. Mais de ces projets aucun ne fut terminé par Buschmann. La grammaire mexicaine de Humboldt était achevée, mais elle ne fut pas publiée. Ce n’est qu’en 1994 que Manfred Ringmacher la publia comme premier volume de l’édition des œuvres linguistiques de Humboldt qui est le sujet de cet exposé. Et le dictionnaire du mexicain que Buschmann devrait élaborer en coopération avec Humboldt ne vit le jour qu’en l’an 2000, de nouveau grâce au travail de Manfred Ringmacher. Cependant, Buschmann travailla sur les langues amérindiennes et publia ses propres travaux sur ces langues, surtout sur le nahuatl. Ce faisant, il utilisait les matériaux de Humboldt sans les distinguer nettement de ses propres études, il les intégrait pratiquement dans son propre travail. C’est sur la base de ce matériel qu’il construisit sa propre œuvre scientifique. Ceci n’avait d’ailleurs rien d’extraordinaire ou de particulièrement malhonnête ou criminel. Les manuscrits de Humboldt, c’étaient quand même tout simplement des matériaux restés inachevés qui servaient à l’étude de ces langues, rien de plus. Ce n’étaient pas des papiers sacrosaints d’un grand classique comme nous avons tendance de croire aujourd’hui. Ces matériaux-là, sur les langues américaines, Buschmann les gardait jusqu’à sa mort. Buschmann, devenu bibliothécaire de la Bibliothèque Royale, léguera de son côté ses manuscrits linguistiques à la Bibliothèque. Ainsi les manuscrits de Humboldt reviendront à la Bibliothèque comme partie du legs Buschmann en 1880. On peut donc dire que, après la mort de Buschmann, en 1880, la succession de Humboldt est finalement arrivée à la Bibliothèque Royale de Berlin. Mais son heure était passée, ou, mieux peut-être, son heure n’était pas encore venue. Après Buschmann, c’est d’abord Steinthal qui utilisa le legs Humboldt pour sa belle édition de 1883/84. Mais caractéristiquement, cette édition avait pour titre Die sprachphilosophischen Werke, c’est-à-dire elle ne traitait pas Humboldt en linguiste, mais en philosophe. Steinthal, certainement l’un des grands interprètes de Humboldt, était d’ailleurs lui-même peut-être plus philosophe que linguiste, bien qu’il se soit occupé de toute une gamme de langues, spécialement du chinois et de certaines langues africaines (mande). Le legs Humboldt se trouvait donc à la Bibliothèque Royale quand Albert Leitzmann, au début du XXe siècle, prépara l’édition des œuvres en 17 volumes, l’édition de l’Académie de Berlin. Mais cette édition de Leitzmann ne contient pas non plus les travaux linguistiques de notre auteur. Ou plus exactement : Leitzmann s’est pratiquement tenu aux œuvres imprimés. Et s’il publie des textes non imprimés, il ne choisit que des textes d’un intérêt général. Les écrits sur les langues particulières, le projet linguistique empirique de Humboldt, ne retenait pas son attention. Ainsi la grammaire mexicaine par exemple ne se trouve toujours pas dans l’édition de l’Académie bien que manuscrit achevé et bien lisible. Pratiquement rien des centaines de pages des travaux empiriques de Humboldt. C’est pourtant un choix tout à fait curieux quand on pense au fait que Humboldt, depuis son séjour à Paris de 1797 à 1801 et ses voyages en Espagne en 1799/1800 et 1801, surtout depuis Rome (1802) et définitivement pendant les quinze dernières années de sa vie à Tegel, de 1820 à 1835, s’est occupé très concrètement des langues du monde. C’est-à-dire: il s’en est vraiment occupé: Il a collectionné des informations sur toutes les langues du monde. Nous savons que depuis Paris où il a commencé à s’intéresser au basque, il s’est procuré tout ce qu’il y avait sur cette langue. Et pendant toute sa vie il cherchait systématiquement des livres et d’autres informations sur les langues du monde. Et il travaillait sur ces matériaux selon son programme de recherche, publié en 1820, qui visait à saisir la structure – “Bau” – de ces langues et à décrire leur caractère, leur individualité. C’est exactement cette recherche systématique qui rendait son legs si unique et précieux. Or, le choix de Leitzmann de ne pas intégrer les matériaux de linguistique descriptive est certainement le choix d’un éditeur qui était avant tout germaniste et philologue. Et son édition réflète fidèlement l’image que l’Allemagne se faisait et se fait toujours de ce classique. Humboldt pour les Allemands, c’est d’abord le fondateur de l’Université de Berlin, ensuite c’est le théoricien de la Bildung, troisièment c’est un homme politique important et quatrièment c’est un philosophe du langage. Ce n’est pas – au début du vingtième siècle – un linguiste dont le travail vaudrait la peine d’être publié. Mais ce choix de Leitzmann de ne pas intégrer les travaux descriptifs dans son édition était surtout possible parce que, entre-temps, dans les soixante ans depuis la mort de Humboldt, le legs linguistique de Humboldt à la Prusse ou à l’Allemagne fut aussi dilapidé spirituellement.

2. Dispersion intellectuelle

Car les temps qui couraient n’étaient pas très propices aux essais de description linguistique de Humboldt. Je crois qu’il y a deux raisons pour cela: d’un côté Buschmann, mais de l’autre côté – et surtout – l’état de la linguistique elle-même.

2.1. En ce qui concerne la première raison: c’est probablement Buschmann qui a beaucoup nui à Humboldt tout en le défendant. Kurt Mueller-Vollmer (1993) raconte cette triste histoire dans tous les détails dans l’introduction de son livre sur la succession linguistique de Humboldt. Elle est assez intéressante pour être répétée ici. Buschmann (né en 1805), d’abord jeune collaborateur de Humboldt en matières linguistiques, plus tard bibliothécaire de la Bibliothèque Royale, avait commis deux crimes: D’abord, il avait contredit le grand maître de la nouvelle linguistique – Franz Bopp. Buschmann avait, comme je viens de le dire, compilé les volumes deux et trois de l’œuvre sur le kavi, il connaissait donc très bien son Humboldt. Bopp connaissait beaucoup moins son Humboldt et il lui attribua des opinions qu’il n’avait pas. Ainsi, comme Bopp voulait absolument faire des langues malayo-polynésienne des filles du sanscrit, il affirma, dans un compte-rendu à cette úuvre, que Humboldt aurait écrit cela. Mais Humboldt avait montré – c’était exactement la thèse principale de son œuvre sur le kavi, l’ancien javanais – que ces langues, malgré leur lexique fortement sanscritisé, avaient une structure complètement différente du sanscrit et formaient donc une famille de langues indépendante de l’indo-européen. Buschmann répéta donc fidèlement l’avis de Humboldt contre Bopp, et il avait raison. Mais Bopp, le grand maître de la linguistique allemande, dans un autre article, détruisit Buschmann et, avec cette condamnation, toute une linguistique qui oserait s’occuper de langues de sauvages. Du coup, selon Mueller-Vollmer, tout le projet humboldtien aurait été discrédité. Deuxième crime de Buschmann: après la mort de Wilhelm, Buschmann était devenu collaborateur d’Alexandre von Humboldt. Alexandre non seulement le chargea de terminer l’œuvre de son frère, mais lui confia aussi la rédaction de ses propres œuvres allemandes les plus importantes, des Ansichten der Natur et du Kosmos. Or, après la mort d’Alexandre, en 1859, l’état prussien hésita d’acheter la succession de celui-ci. Elle fut donc transportée à Londres chez Sotheby pour être vendue aux enchères. Mais la veille de la vente, tout brûla, la célèbre bibliothèque du plus célèbre savant allemand disparut. Du travail du plus grand scientifique de la Prusse, il ne restait donc plus de vestiges. Il n’y restait en Prusse pratiquement qu’un seul trésor dont Buschmann était le propriétaire: le manuscrit du Kosmos. Probablement pour s’opposer à la politique désastreuse de la Prusse face à Humboldt, Buschmann fit une chose inouïe: il donna ce manuscrit à la France. Cette donation créa une tempête de rage patriotique. Buschmann était un traître. Mauvaise presse de nouveau pour Buschmann et, conclut Mueller-Vollmer, pour la linguistique buschmannienne aussi, donc pour ce genre de linguistique des langues “des sauvages” inventée par Humboldt. Kurt Mueller-Vollmer croit que Buschmann aurait présenté, pour se venger de ses compatriotes et de ses collègues, un texte de Humboldt (sur le verbe en betoi) comme un de ses mémoires à l’Académie. Je ne sais pas en quoi ce comportement plagiaire serait une revanche. Je le lis plutôt comme témoignage de l’amalgame inextricable entre Buschmann et les textes humboldtiens dont il était toujours le dépositaire. Je ne crois pas que l’histoire de Buschmann fût vraiment la raison principale de ce que j’appelle ici la dispersion intellectuelle du legs humboldtien. Mais c’est malgré tout une très belle histoire, et cette histoire a probablement ajouté à l’oubli ou à l’insouciance envers le legs humboldtien. J’ai l’impression que Mueller-Vollmer exagère un peu le côté biographique. Et styliser Buschmann comme le pauvre “underdog” à la Bibliothèque fait de la vie de cet homme une histoire d’échec qui me semble ne pas correspondre aux réalités. On ne doit pas oublier que – malgré ces histoires – Buschmann était un chercheur qui avait du succès: il publia toute une série de livres sur les langues amérindiennes chez Dümmler à Berlin, une maison d’édition qui n’était pas une mauvaise adresse. En plus, il était quand même membre de l’Académie ce qui n’est pas non plus signe de méconnaissance tragique. Et qui dit que la bataille avec Bopp aurait nui à Buschmann? C’était peut-être un pas vers la célébrité?

2.2. Ce qui me semble donc beaucoup plus important comme raison de ce que j’ai appelé la dispersion intellectuelle de la succession de Humboldt, l’oubli de la linguistique humboldtienne, c’est le développement de la linguistique. J’ai l’impression que le legs de Humboldt, déjà en 1835, venait trop tard ou trop tôt, de toute façon à contretemps. C’est un legs intempestif..

A l’exception de Buschmann, de toute façon, apparemment personne ne s’est intéressé à la succession. Si le projet humboldtien avait été chic, sexy, à la mode, d’autres jeunes se seraient certainement précipités à la Bibliothèque Royale de Berlin. Mais il n’en est rien. Car le projet humboldtien naît en même temps que le projet de la linguistique historico-comparative. Et celle-ci entre sur scène avec des livres révolutionnaires qui fascinaient toute une génération et qui – en plus – ouvraient la voie à la professionnalisation de la linguistique. Bopp et Grimm, August Wilhelm Schlegel et plus tard Diez, étaient des professeurs universitaires. Humboldt, par contre, était un célèbre homme politique, mais pas un linguiste professionnel. En 1820, à l’heure du triomphe de Bopp et de Grimm, Humboldt prononçait son premier discours à l’Académie “Sur l’étude comparative des langues”. Mais ce n’était qu’un programme de recherche et pas un livre qui aurait pu être un modèle pour ce programme. Donc, avec le succès de Bopp en 1818 et surtout de Jacob Grimm à partir de 1820, exactement depuis le début de l’activité linguistique publique de Humboldt, la linguistique dominante était la linguistique dans le style de Grimm, c’est-à-dire la linguistique historico-comparative des langues indo-européennes. Le paradigme humboldtien, esquissé dans la même année 1820, n’avait aucune chance dans cette concurrence. Il n’y avait pas vraiment de modèle pour cette linguistique comme l’était la grandiose Grammaire Germanique de Grimm pour le paradigme historico-comparatif. Humboldt lui-même n’avait pas encore écrit son grand livre. Et quand celui-ci fut finalement publié, c’était trop retard.

Le livre qui, au début du siècle, aurait pu servir de modèle pour l’étude comparée des langues – “vergleichendes Sprachstudium” – donc pour la linguistique générale et descriptive, n’était pas très bon et n’offrait rien de nouveau, surtout il n’offrait pas de méthode scientifique. Je parle du Mithridates d’Adelung et Vater. De plus, l’esprit de cet ouvrage ainsi que celui du projet linguistique de Humboldt, c’était l’esprit des lumières, l’universalisme leibnizien, cette joie, tout à fait dix-huitième siècle, de la diversité sur la base de l’unité de l’esprit humain. Mais cette recherche de la “merveilleuse variété des opérations de l’esprit humain”, que Leibniz avait désignée comme but de la recherche linguistique n’avait plus d’attrait pour les jeunes. Ils ne s’intéressaient plus à la diversité de l’esprit humain. Peut-être avaient-ils même peur de cette diversité qui se manifestait trop dans leur réalité historique, de cette diversité qui avait fragmenté l’Europe et qui avait déchiré l’Allemagne. Ce qu’ils cherchaient c’est plutôt l’unité historique derrière la diversité, recherche qui correspondait très bien à leurs aspirations politiques: retrouver l’unité de l’Europe (Die Christenheit oder Europa) ou – au moins – l’unité de l’Allemagne. Cette perspective de la recherche est d’ailleurs aussi due à Leibniz, c’est le second volet du diptyche de la linguistique leibnizienne qui maintenant prend le dessus. En France, on s’occupa encore plus longtemps de projets parallèles à celui de Humboldt: Les “Observateurs de l’homme” avaient, avant Humboldt, esquissé un programme de recherche visant à décrire toutes les langues du mondes. Volney, en 1820 aussi, exhorte la France à suivre l’exemple de l’Allemagne: il pense au Mithridates d’Adelung et de Vater. En France, on trouve tous ces spécialistes des langues “exotiques” que les jeunes Allemands vont consulter – pour ensuite créer un nouveau paradigme de la recherche linguistique. Et, déjà à partir des années ’20, en France aussi, la jeune génération était fascinée par la nouvelle école allemande: Michelet par exemple, avant qu’il se mette à son úuvre historique voulait faire du Grimm, tout comme Renan plus tard. Et nous savons tous qu’avec la traduction de Bopp la France fut convertie au projet de la grammaire historico-comparative. En Allemagne, de toute façon, la linguistique descriptive bien qu’elle n’ait jamais cessé d’exister, chez les orientalistes surtout, était passée au deuxième plan, dès sa naissance dans le projet humboldtien.

2.3. Pour revenir au sort de la linguistique humboldtienne au début du XXe siècle, au temps de la publication de la grande édition de l’Académie de Berlin, il ne s’agit donc pas tellement d’une espèce de complot de la méchante indo-germanistique contre la pauvre linguistique humboldtienne. Mais de ce rejet de la linguistique descriptive est responsable un changement de paradigme au moment même de la naissance de la linguistique humboldtienne. La linguistique humboldtienne avait la mauvaise chance de voir le jour en même temps que la linguistique historique. Un peu comme un jumeau, mais qui naît plus faible, et qui reste un peu maigre et chétif pendant sa jeunesse. Mais dont l’heure viendra. Des entreprises comme celle de l’Internationale Zeitschrift für Sprachwissenschaft de Techmer dont Konrad Koerner nous a raconté l’histoire 3) prouvent que ce n’était pas encore le moment: cette belle revue qui ouvrit son premier numéro avec un texte de Humboldt fut un échec total. Il est vrai aussi que Steinthal n’est jamais arrivé au rang de professeur ordinaire, certainement aussi parce qu’il était Juif dans un Berlin aux prises avec sa première vague d’antisémitisme, à cause du type de linguistique qu’il faisait. Mais il ne faut pas oublier tout de même que Steinthal publie ses livres sur la linguistique générale, sur les langues du monde, sur les langues africaines, et que ces livres, comme ceux de Buschmann, sortent chez Dümmler, important éditeur berlinois. Ce qui montre que cette linguistique n’est pas tout à fait dépourvue d’intérêt pour le public. Mais le siècle après la mort de Humboldt n’est tout simplement pas celui d’une linguistique descriptive et cognitive. Ce que je veux dire c’est que, en effet, la dispersion intellectuelle du legs Humboldt ou le refus de la linguistique à la Humboldt est, à mon avis, principalement un effet de la situation objective de la recherche linguistique et non pas la faute de la mauvaise volonté de certaines personnes. L’étude comparée de toutes les langues du mondes n’était plus – ou n’était pas encore – à l’ordre du jour quand Humboldt léguait ses matériaux linguistique à la Bibliothèque Royale de Berlin et elle ne sera pas encore à l’ordre du jour quand Leitzmann publie les premiers volumes de son édition de l’Académie. C’est l’époque des grandes éditions nationales des Grands Classiques, de Gúthe, de Schiller, de Herder, de Kant etc. Et donc aussi de Humboldt qui est considéré comme un classique du Panthéon allemand, une grande figure historique, l’ami de Gúthe et de Schiller, le frère d’Alexandre (à qui d’ailleurs on n’a pas fait l’honneur d’une édition nationale), un grand homme de la Prusse. Ce qui en Allemagne voulait dire: le fondateur de l’Université de Berlin et donc des universités de l’Allemagne, parce que tous les états allemands suivaient l’exemple berlinois au cours du XIXe siècle – histoire d’un succès fracassant. En second lieu, Humboldt est, avec les classiques et les philosophes de l’idéalisme allemand, le théoricien de cette idée tout à fait allemande de la Bildung, c’est-à-dire de la formation intellectuelle et artistique de l’individu: le Gymnasium, l’Université et le Théâtre sont les lieux fondamentaux de cette profonde et généreuse idée si caractéristique pour la bourgeoisie allemande du XIXe siècle – qui compensait avec la Bildung son défaut de pouvoir politique. Troisièmement Humboldt était une figure historique et politique extrêmement importante, pour le libéralisme politique, pour les questions constitutionnelles de l’Allemagne. Et en quatrième lieu, certainement grâce à Steinthal, Humboldt était un philosophe, un philosophe du langage, quelqu’un qui avait développé la plus profonde réflexion sur le langage.
Mais le linguiste Humboldt était sans intérêt pour Leitzmann, ainsi que pour les linguistes (s’ils avaient participé à cette édition ce qui ne fut pas le cas), parce que la linguistique au début du XXe siècle c’était toujours le comparatisme, comparatisme de la troisième génération, un comparatisme devenu “science” qui dominait ses méthodes, qui raffinait et perfectionnait l’œuvre des pères fondateurs: Brugmann et Osthoff menaient à la perfection néogrammairienne l’œuvre de Bopp. Meyer-Lübke triomphait sur Diez de la même manière. Mais c’était toujours le même programme, et donc incompréhension totale de tout ce que voulait Humboldt, pas seulement de son projet linguistique mais aussi de son projet philosophique, complètement incompréhensible à ces scientifiques. Ainsi, Delbrück avoue, dans son introduction classique à l’indogermanistique, qu’il ne comprenait tout simplement rien à ce que Humboldt avait écrit. Les dix-sept volumes de l’édition de l’Académie reflètent très bien cette image classique de Humboldt. L’édition procède chronologiquement: Au début nous avons les essais esthétiques et anthropologiques, l’œuvre linguistique ne commence pratiquement qu’au volume IV, avec le premier discours à l’Académie en 1820. Les volumes IV, V, VI,1 et VII,1 sont donc les volumes linguistiques, quatre volumes de l’ensemble de dix-sept. Vol. VIII contient les traductions, vol. IX les poésies, vols. X à XIII sont des mémoires politiques, XIV et XV les journaux, XVI et XVII les lettres politiques. Un quart seulement des textes de cette édition est dédié aux œuvres sur le langage, mais ce sont les œuvres imprimées et quelques textes d’intérêt non spécialiste.

3. Vers la récupération du legs humboldtien

3.1. Mais, au début du siècle, peut-être aussi grâce à l’édition de Leitzmann, les philosophes redécouvrent Humboldt, penseur du langage: Cassirer surtout, plus tard aussi Heidegger. Mais aussi les grands de la linguistique nouvelle descriptive, Bloomfield, Hjelmslev, le considèrent comme un précurseur. La typologie qui joue le rôle de l’opposition contre la forte linguistique historique avait toujours vu en Humboldt un grand précurseur, ce qui ne signifie pas qu’elle s’intéresse vraiment au projet humboldtien (elle aurait vite découvert que la typologie n’est pas du tout un projet humboldtien). Karl Vossler redécouvre la linguistique “littéraire” de Humboldt en 1904/05. Je ne veux pas écrire l’histoire de la réception de la pensée humboldtienne au XXe siècle. Mais je crois pouvoir dire que la redécouverte de la cohérence et de l’ensemble de la pensée de Humboldt, la récupération du legs humboldtien, c’est surtout l’effet des recherches sur l’histoire de la linguistique à partir des années ’70. Dans le mouvement de l’essor de l’histoire des idées linguistiques, comme dit Sylvain Auroux, à la suite surtout de Chomsky et Coseriu, Humboldt fut finalement interprété dans l’ensemble de sa pensée. Et c’est dans le contexte de cette ré-interprétation que la recherche sur Humboldt se rend compte du fait que Humboldt n’est pas seulement un philosophe du langage, mais aussi un linguiste, c’est-à-dire que sa linguistique, ses recherches empiriques font tout simplement partie de l’ensemble de son projet. C’est une approche à la totalité de la pensée de Humboldt des deux versants de l’interprétation: L’interprétation philosophique se rend compte du fait qu’elle doit prendre en considération les recherches empiriques, c’est-à-dire que le côté “anthropologique” est une partie intégrale du projet philosophique de Humboldt. Et l’interprétation linguistique se rend compte du fait que l’on ne peut pas réduire la contribution de Humboldt à la typologie, mais que le but de la linguistique humboldtienne est surtout l’individualité des langues – “diversité”, “Verschiedenheit” ou “Verschiedenheiten”, est le mot clé – et que la partie “philosophique” fait partie de cette linguistique, qu’elle n’est donc pas seulement “description” mais “description pensante”. On peut dire, sans exagération excessive, que – jusqu’à ces nouvelles interprétations des années ’80 – les philosophes qui se sont occupés de Humboldt avaient lu Über die Verschiedenheit jusqu’au § 13 et que les linguistes se sont surtout occupés des §§ 14 à 19 d’où ils ont tiré l’idée d’une typologie humboldtienne. Il fallait, d’une certaine manière, combiner ces lectures et il fallait surtout continuer à lire pour redécouvrir les §§ 20 et suivants sur le caractère des langues. Car – comme Humboldt avait déjà dit en 1820 – la recherche du caractère des langues, c’est-à-dire de chaque langue individuelle est la clé de voûte de sa recherche linguistique.

Cette synthèse du but philosophique et du but descriptif est affirmée par Humboldt dès la première page de son œuvre majeure: Car la fin de la recherche linguistique, de ce qu’il appelle “vergleichendes Sprachstudium”, étude comparée des langues, est, comme il dit dans le premier paragraphe de son úuvre majeure: “la recherche précise de la multiplicité avec laquelle des peuples sans nombre résolvent la tâche de la formation du langage qui leur est donnée comme êtres humains” 4). Cette “production de la force de l’esprit humain dans des formes toujours nouvelles”5) exige donc une synthèse entre une pensée philosophique et universaliste et un travail historique. Humboldt le répète à plusieures reprises: Le but de la recherche comparée des langues est la recherche de l’esprit humain (la linguistique est bien sûr cognitive), mais celui-ci se manifeste dans des formes individuelles que sont les langues particulières. Comment une telle pensée aurait-elle pu laisser de côté la recherche linguistique concrète?

3.2. Et c’est dans le contexte de ces recherches qui découvrent l’ensemble de la pensée de Humboldt que Kurt Mueller-Vollmer se demande très concrètement où se trouvent les travaux empiriques dont on accentue maintenant l’importance pour Humboldt. La linguistique descriptive était devenue depuis longtemps le paradigme dominant. Elle avait vu, dès ses débuts, en Humboldt un précurseur, chez Bloomfield, chez Hjelmslev, chez Saussure indirectement. Mueller-Vollmer se rend compte du fait que l’édition de l’Académie publie très peu de travaux descriptifs. Et il va à la recherche de la succession linguistique de Humboldt. Mais, à cette époque où la dispersion intellectuelle de l’œuvre de Humboldt va être de plus en plus réparée et où l’on récupère l’ensemble de la pensée et où la linguistique elle-même était redevenue philosophique et descriptive, la dispersion matérielle du legs de Humboldt est extrême. On ne sait tout simplement pas où se trouvent les manuscrits. On connaît seulement le lieu de conservation d’une partie des manuscrits, mais l’autre partie semble avoir disparue à cause des événements de la guerre. Qu’est-ce qui était arrivé? A la fin de la guerre, on retira de Berlin tout ce qui se trouvait dans les musées et bibliothèques prussiens. Le grand trésor culturel de la Prusse fut caché dans des lieux différents dans le Reich, souvent dans des mines. Après la guerre ce qui se trouvait en Allemagne occidentale fut rassemblé dans la nouvelle Bibliothèque d’Etat à Berlin Ouest. Mais une grande partie des manuscrits des classiques avait disparus. Et voilà que, dans les années ’80, Kurt Mueller-Vollmer retrouve la partie qui manquait – ou plutôt la plus grande partie de ce qui manquait – à la Bibliothèque Yaguéllone de Cracovie. A partir de 1976, la Pologne avait signalé que le fonds de manuscrits de la Bibliothèque prussienne dont on ne connaissait pas le sort, se trouvait à Cracovie. Il y a toujours une petite part qui est introuvable. Mueller-Vollmer se rend à Cracovie et commence à faire une description de tous les manuscrits linguistiques de Humboldt, du legs donc que Humboldt avait donné à la Bibliothèque Royale de Berlin en 1835. Il a publié cette description dans son admirable livre de 1993: Wilhelm von Humboldts Sprachwissenschaft. Et il en conclut qu’il fallait faire une édition des oeuvres linguistiques de Humboldt.

4. Écrits de linguistique (Schriften zur Sprachwissenschaft)

4.1. J’arrive donc finalement à l’édition des écrits linguistique de Humboldt. Les premiers volumes de cette édition ont parus, ce sont les deux livres déjà mentionnés: la Grammaire mexicaine de 1994 et le Dictionnaire mexicain paru en 2000, tous les deux élaborés par Manfred Ringmacher, dans un projet de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, sous la direction de Jürgen Trabant. Ceci est seulement un début d’un projet vaste et énorme.

Voilà le plan de l’ensemble de l’édition:

  1. Humboldt, Wilhelm von Schriften zur Sprachwissenschaft. Hrsg. Kurt Mueller-Vollmer. Paderborn: Schöningh.
    1. Abteilung: Die Formierung von Humboldts Sprachwissenschaft.
    2. Bde.Tilman Borsche / Jürgen Trabant
  2. Abteilung: Baskisch.2 Bde. Bernhard Hurch
  3. Abteilung: Amerikanische Sprachen. 4 Bde. Manfred Ringmacher / Gordon Whittacker
  4. Abteilung: Allgemeines Vergleichendes Sprachstudium. 2 Bde. Frans Plank
  5. Abteilung: Andere Sprachen. Schrift. 2 Bde. Gordon Whittacker
  6. Abteilung: Ozeanische Sprachen. 4 Bde. N.N.
  7. Abteilung: Sprachwissenschaftliche Korrespondenz. 4 Bde. Kurt Mueller-Vollmer

Le projet constitue donc un ensemble de 18 volumes, plus 4 volumes de lettres sur la recherche linguistique de Humboldt. Le plan démontre bien quelle est l’intention de l’entreprise: documenter l’ensemble de ce travail unique que fut celui de Wilhelm von Humboldt et dont on ignorait jusqu’ici l’ampleur et la complexité. C’est extrêmement ambitieux. Cette édition ne veut pas seulement publier les écrits non encore imprimés, mais elle veut pratiquement reconstruire tout l’édifice de l’étude comparée des langues telle qu’elle a été réalisée par Humboldt. Pour cela, l’édition des écrits linguistiques de Humboldt reprend aussi les grands écrits imprimés et tous les articles déjà publiés. Les deux volumes déjà parus ne sont donc qu’une infime partie de ce qui se doit faire. Vont paraître prochainement les deux volumes des travaux sur le basque. C’est Bernhard Hurch qui dirige ces travaux financés par le fonds national autrichien 6). Pour les autres parties, nous sommes en train de demander un financement de la part de la DFG.

4.2. Pour donner une impression du genre de travail que représente cette édition, je vais d’abord vous présenter les deux volumes parus, qui sont les deux livres sur le nahuatl, édités par Manfred Ringmacher et dont nous sommes très fiers. Et je vais finir avec quelques considérations (auto-) critiques. Les deux volumes représentent deux types de publication dans ces écrits linguistiques, issus de matériaux différents avec des problèmes différents. Le premier volume, la Grammaire mexicaine est un volume sans grands problèmes philologiques: Le manuscrit de Humboldt est là, il est très clair.

Et en ce qui concerne l’importance de cette grammaire pour la compréhension de la pensée humboldtienne, elle est énorme: Elle documente la nouveauté de son approche descriptive: c’est vraiment une grammaire scientifique, c’est-à-dire elle se différencie des grammaires précédentes – dont elle dépend bien sûr – de par sa nature radicalement descriptive. Ce n’est pas une grammaire pour apprendre le nahuatl mais elle vise à en saisir la structure et le caractère, donc l’individualité. De l’autre côté nous avons le dictionnaire du nahuatl. Je reproduis ci-dessous une page du manuscrit, et on voit immédiatement quelle est la difficulté et le problème.
La difficulté philologique est énorme, c’est un manuscrit qui a été écrit et réécrit à plusieurs reprises. Le texte est de Buschmann qui s’en est occupé à plusieurs reprises pendant sa vie. Les couleurs différentes de l’encre signalent des époques différentes du travail de Buschmann. Il faut déchiffrer des passages écrits en une sténographie privée de Buschmann. Manfred Ringmacher a retrouvé la clé de cette écriture. Il est la seule personne sur la Terre capable de lire cette écriture En bas de la page, à gauche, nous avons une petite remarque de Humboldt. Le problème du point de vue du contenu est le suivant: la remarque manuscrite de Humboldt est la trace matérielle de la participation de Humboldt à ce manuscrit. Mais ce n’est quand même pas tout. La conception du dictionnaire est de Humboldt. Humboldt avait ordonnée à son collaborateur Buschmann de compiler ce lexique à partir d’un autre lexique, celui de Molina de 1571, et de le traduire en latin et en allemand. Molina était un dictionnaire nahuatl-espagnol (ce qui était extrêmement rare) et espagnol-nahuatl qui servait à des fins pratiques de l’administration espagnole. Humboldt veut en faire un dictionnaire scientifique, donc traduction en latin (ce choix du latin comme langue scientifique est remarquable, on aurait plutôt attendu le français comme langue scientifique internationale – que l’on trouve aussi dans d’autres travaux humboldtien sur le nahuatl – d’autant plus que le latin ne joue aucun rôle dans l’œuvre de Humboldt). Mais c’est, en fin de compte, quand même un travail de Buschmann. A la mort de Humboldt, ce manuscrit reste avec Buschmann qui y travaillera pendant toute sa vie, ajoutant, corrigeant des choses et donnant les explications sémantiques en allemand (il laisse tomber le latin).

Nous nous trouvons donc aux marges de l’œuvre linguistique de Humboldt. Aux marges dans deux sens: d’un côté l’œuvre de Humboldt se confond avec l’œuvre d’un autre auteur, et de l’autre côté nous sommes aux marges de l’intention philosophico-linguistique du projet humboldtien: Buschmann est un savant qui est plutôt loin de toute aspiration philosophique. Il ne s’intéresse pas du tout à la “formation de l’esprit humain dans les langues différentes”, mais c’est un positiviste pur et simple, au moins aussi marginal au projet humboldtien que l’étaient les typologues. L’exemple du dictionnaire mexicain pose donc déjà le problème des limites de la linguistique humboldtienne qui peut prendre la forme du problème du choix des manuscrits à imprimer. Souvent, dans les manuscrits nous trouvons des copies de textes d’autres auteurs, par exemple la grammaire d’une langue amérindienne copiée à Rome à partir de la collection d’Hervás. Les matériaux contiennent des élaborations linguistiques à des stades très différents. La grammaire mexicaine est plutôt l’exception dans son état de perfection et de finitude. A côté de ce problème-là, un autre problème philologique – plutôt pratique mais de première importance – est de trouver des collaborateurs qui puissent faire ce travail: Il ne suffit pas seulement de savoir lire des textes dans une écriture difficile et démodée, problème normal de tout éditeur de textes du passé. Il faut aussi savoir plusieurs langues de description: Pour le matériel américain, ce sont – à côté de l’allemand – l’espagnol, le français, l’italien, le latin et l’anglais. En plus, pour pouvoir faire ce travail intelligemment, il faut connaître la langue (ou l’écriture) dont Humboldt parle. Ce sont des qualifications presque impossible à trouver. Mais on trouve, c’est cela la chose incroyable. Manfred Ringmacher en est le type idéal et il a réuni tout un cercle de collaborateurs qui sont des spécialistes des plus improbables langues amérindiennes et qui sont capables en même temps de se pencher sur des manuscrits du XIXe siècle.

4.3. Ces problèmes philologiques, on peut les résoudre, mais l’entreprise pose au moins deux grandes questions plus générales auxquelles je n’ai pas encore trouvé de réponses satisfaisantes. Le premier grand problème de ce travail énorme est la question de la valeur scientifique. Ce qui est évident c’est que ces écrits documentent la connaissance et l’état du travail descriptif d’un grand linguiste allemand d’il y a deux cents ans. Pour des gens qui s’intéressent de l’histoire de la pensée linguistique, cette valeur historique est évidente et suffisante. Mais une telle valeur historique justifie-t-elle un tel travail gigantesque? Tout en supposant Humboldt un géant de la pensée linguistique, on peut toutefois se demander si tout cela vaut la peine, s’il n’avait pas suffi de décrire les manuscrits et de laisser les spécialistes se pencher sur les manuscrits? Le travail se justifierait certainement si les œuvres descriptives que nous publions étaient encore valables aujourd’hui. La grammaire mexicaine et le dictionnaire mexicain sont-ils encore aujourd’hui des œuvres que l’on pourrait consulter pour savoir comment fonctionne le nahuatl? C’est la recherche actuelle sur ces langues qui doit en décider. Pour le nahuatl ainsi que pour le basque, il semble que la question peut obtenir une réponse positive. Mais il ne faut pas avoir de trop grands espoirs sur l’ensemble des matériaux: Si j’ai bien compris, les opinions des spécialistes sont plutôt partagées. Il y a des choses géniales à côté d’erreurs terribles et de trivialités évidentes. Deuxième grande question, liée à la conception de l’ensemble, à laquelle nous avons donné une réponse affirmative en entamant cette édition, mais qu’il faut cependant avoir le droit de poser encore une fois: L’édition veut documenter tout le travail linguistique de Humboldt, elle veut documenter l’ensemble, cette synthèse d’une pensée philosophique sur le langage et d’un travail empirique sur les langues. Mais comme les grands textes théoriques – Grundzüge des allgemeinen Sprachtypus, Der grammatische Bau der Sprache, Verschiedenheiten, Verschiedenheit – sont publiés dans l’édition de l’Académie et bien connus des chercheurs, vaut-il vraiment la peine d’en faire une nouvelle édition? Qu’apporte-t-elle de nouveau sauf la visibilité de la cohésion avec le travail descriptif? Un texte revu critiquement, bien sûr, et un commentaire. Mais j’ai des hésitations sérieuses sur cette partie de l’entreprise. A ces grandes questions s’ajoute, troisièmement, un problème technique: Toutes les éditions de ce genre, éditions de classiques scientifiques destinées à un public de spécialistes, aujourd’hui doivent se poser la question si vraiment une édition en forme de livre est encore nécessaire ou si – au temps de l’Internet – il ne faudrait pas carrément se diriger vers la forme électronique qui a des avantages considérables: Prenons l’exemple du Dictionnaire mexicain. Sur Internet, il serait immédiatement et partout disponible, la publication électronique aurait ouvert des possibilités d’utilisation que la forme livresque ne permet pas, et finalement le petit problème du prix exorbitant et exclusif se résoudrait d’une manière élégante. Et finalement se pose le problème de la langue. La langue de description de l’édition est l’allemand. Mais, en dehors du monde germanophone, personne ne lit plus l’allemand en linguistique. Je ne crois pas que des chercheurs aujourd’hui apprendront l’allemand pour lire les œuvres linguistiques de Humboldt et nos commentaires. Mais si l’on écrivait en anglais, il faudrait avoir des collaborateurs qui n’ont pas seulement toutes les qualifications dont j’ai parlé mais qui sachent en plus écrire un commentaire érudit en anglais. C’est peut-être vraiment trop. Et il resterait toujours le petit problème de la langue des textes commentés mêmes, des textes de Humboldt, qui sont, à quelques exceptions françaises près, écrits en allemand.

5. Remarques finales

J’espère que les amis qui ont initié et qui travaillent à cette grande entreprise de l’édition des écrits de linguistique de Humboldt comprendront aussi mes quelques remarques (auto-) critiques. Je les admire pour leur travail passionné, et il ne peut y avoir de doute que c’est un projet merveilleux. Mais comme tous les projets merveilleux il est aussi un peu fou comme le projet ultramarin du petit royaume du Portugal sur lequel Fernando Pessoa avait écrit ce vers admirable :

“Tudo vale a pena se a alma não e pequena”.

J’ai dit, pour faciliter la chose et pour m’orner des plumes de l’héroïque entreprise, “nous”, quand j’ai parlé de cette édition des œuvres linguistiques de Humboldt. Mais je dois quand même préciser que ma part dans tout cela est bien petite. C’est une idée de Kurt Mueller-Vollmer, grand spécialiste américain de Humboldt, et c’est lui qui est responsable du projet. En plus, les volumes parus jusqu’ici sont l’œuvre de Manfred Ringmacher. Et Bernhard Hurch est en train de publier les volumes sur le basque. J’ai dit “notre” édition surtout parce que c’est une entreprise dont l’Académie de Berlin, ci-devant Académie Prussienne, se sent responsable. L’Académie de Berlin avait publié les dix-sept volumes de l’édition Leitzmann, de 1903 à 1936. En prenant sous notre tutelle cette nouvelle édition, nous avons voulu signaler que nous considérons l’édition des écrits linguistiques comme une continuation de notre ancienne édition.

L’Académie de Berlin veut contribuer à compléter l’image que la postérité se fait de ce grand homme: Wilhelm von Humboldt fut fondateur de l’Université, théoricien de la Bildung, “second fondateur de l’Académie” (Harnack), grand homme politique, philosophe du langage. Nous avons cru qu’il était nécessaire d’y ajouter le titre d’honneur de grand linguiste.

Indications bibliographiques

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HUMBOLDT, W. von (1841-52). Gesammelte Werke, Brandes, C. (éd), Berlin, Reimer, 7 vols.

HUMBOLDT, W. von (1883-84). Die sprachphilosophischen Werke Wilhelm’s von Humboldt, Steinthal, H. (éd), Berlin, Dümmler.

HUMBOLDT, W. von (1903-36). Gesammelte Schriften, Leitzmann, A. et. al. (éds), Berlin, Behr, 17 vols.

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VOSSLER, K. (1904). Positivismus und Idealismus in der Sprachwissenschaft, Heidelberg, Winter. (1905). Sprache als Schöpfung und Entwicklung, Heidelberg, Winter.

ZIMMERMANN, K. et TRABANT, J. et MUELLER-VOLLMER, K. (éds) (1994). Wilhelm von Humboldt und die amerikanischen Sprachen, Paderborn, Schöningh.

1) L’histoire du legs linguistique de Humboldt se trouve dans Mueller-Vollmer 1993, c.f. aussi Schwarz 1993 et Ringmacher 1994 et 2000. Je remercie Manfred Ringmacher du temps qu’il m’a généreusement concédé pour la discussion du présent article.
2) Alexandre von Humboldt, dans sa préface à Verschiedenheit, l’appelle “die große linguistische Sammlung […], welche nach seinem letzten Willen, sammt seinen Manuskripten, zu öffentlichem Gebrauche der Königl. Bibliothek einverleibt wurden” (Humboldt 1998/1836, 136, VII:347).
3) cf. Koerner 1973.
4) “[…] die genaue Ergründung der Mannigfaltigkeit, in welcher zahllose Wölker dieselbe in sie, als Menschen, gelegte Aufgabe der Sprachbildung lösen” (VII: 14).
5) Ibid. : “die Erzeugung menschlicher Geisteskraft in immer neuer und oft gesteigerter Gestaltung”.
6) Pour de plus amples informations, consultez l’adresse suivante : http://www-gewi.kfunigraz.ac.at/humboldt/home.html

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