Table ronde “Editer et Lire Humboldt” (Lyon, 3 février 2001)


Dossier d’HEL, 1
Wilhem Von Humboldt : éditer et lire Humboldt
Numéro dirigé par A. M. Chabrolle-Cerretini
©  SHESL 2002
Table-ronde
par Anne-Marie Chabrolle-Cerretini

De nombreuses motivations convergentes sont à l’origine de l’organisation de cette table-ronde consacrée à l’édition et à la lecture, en France, de W. von Humboldt.

La première motivation est le dynamisme éditorial français par rapport au philosophe-linguiste allemand (1767-1835) qui témoigne du réel intérêt pour ses textes et alimente la re-découverte depuis une dizaine d’années de ce qui avait été peu lu, mal lu voire passé sous silence aux XIXème et XXème siècles : une pensée du langage puissante et novatrice. En moins de cinq ans sont parus plusieurs traductions, textes critiques et essais sur Humboldt qui se caractérisent par une grande diversité de traitement de l’écriture fragmentaire d’Humboldt et de ses textes inachevés. L’occasion de faire découvrir au lectorat français des écrits fondamentaux stimulants, la possibilité de créer des liens entre les fragments conservés, la contextualisation des écrits ont commencé à être exploitées diversement et efficacement. (Voir Eléments de bibliographie) En effet, comme le rappelle Jürgen Trabant dans sa communication sur l’édition des œuvres d’Humboldt, l’on a pu lire en allemand, une grande partie de l’œuvre de l’auteur dès le début du XXème siècle grâce à l’édition en dix-sept volumes de l’Académie de Berlin. En revanche, l’ensemble des écrits linguistiques n’a été réuni que récemment et sa publication n’a débuté qu’il y a peu de temps. A une édition donc plutôt tardive des textes allemands, il convient d’ajouter que, si l’on exclut le texte qu’Humboldt a écrit lui-même en français en 1812, la lecture du premier texte traduit par Alfred Tonnelé en français De l’origine des formes grammaticales et de leur influence sur le développement des idées ne sera possible qu’en 1859. Il faudra ensuite attendre le travail de traduction et d’analyse de Pierre Caussat en 1974 pour découvrir en français, La tâche de l’historien, La recherche linguistique comparative dans son rapport aux différentes phases du développement du langage, Le duel, et des textes regroupés formant l‘Introduction à l’œuvre sur le Kavi. C’est finalement autour de Jean Quillien qui édite en 1991 L’anthropologie philosophique de Guillaume de Humboldt que se regrouperont traducteurs, linguistes et philosophes pour réaliser des traductions et des écrits critiques.

La seconde motivation est la parution de Poétique du traduire d’Henri Meschonnic. L’auteur, nourri de la pensée linguistique d’Humboldt, la continue pour faire voler en éclats l’approche traditionnelle et multiséculaire de l’activité traduisante et proposer une autre pratique de la traduction. C’est dans ce cadre nouveau d’une poétique qu’il interroge l’écriture philosophique d’Humboldt.

Il nous restait à réunir des spécialistes et traducteurs qui conçoivent l’idée de mettre en commun leurs expériences et de débattre de façon plus générale de la traduction d’Humboldt. Il ne s’agissait pas d’effectuer une quelconque évaluation des textes traduits à l’aune de procédés admis traditionnellement en stylistique comparée mais de mesurer les différences et d’essayer de comprendre pourquoi le texte d’Humboldt rend possible ces lectures différentes. Pour une meilleure mise en relief des points de vue, il s’avérait intéressant de solliciter des traducteurs ayant travaillé sur des mêmes textes et c’est dans cet esprit que Pierre Caussat et Denis Thouard ont accepté avec conviction, rigueur et simplicité de discuter de leurs travaux.

Le cadre de la discussion

Humboldt, polyglotte, est doublement engagé dans l’activité de traduction. En tant que théoricien du langage qui a pensé toutes les activités linguistiques et en tant que traducteur du texte Agamemnon d’Eschyle. En introduction à ce travail sur le grec réalisé en 1816, Humboldt nous laisse quelques pages qui offrent la ressource suffisante pour penser la traduction au-delà d’ “un mal nécessaire” et pour dépasser les propos communément tenus sur l’activité de traduction depuis la première charte des traducteurs écrite à Lyon, en 1540, par Etienne Dolet. La richesse parfois vertigineuse de l’écriture humboldtienne réside dans le fait que tout se tient, qu’un concept en entraîne un autre, qu’un concept est relié à un principe méthodologique, à une perspective d’étude, qu’une activité linguistique, celle de traduction par exemple fait écho à la façon d’envisager l’étude comparée des langues. C’est ainsi que nous trouvons en plus de cette introduction dédiée à la traduction, plusieurs remarques sur cette activité, disséminées dans l’ensemble des écrits linguistiques d’Humboldt ou sa correspondance. Dans cette pensée complexe, notre fil directeur sera ici, exclusivement, celui de la traduction. Pendant quatre siècles, la traduction a globalement toujours été perçue comme une affaire de langue et l’on ne s’est guère éloigné des cinq règles qui régissent, pour E. Dolet, “la manière de bien traduire d’une langue en aultre” 1). Les discussions ne décollent pas de l’opposition fond / forme au profit souvent du sens, on évoque inlassablement la nécessité de bien connaître les langues en jeu, le danger de s’arrêter au mot à mot, on débat sur les partis pris des traducteurs en examinant les textes produits de la traduction sans avoir réellement cherché à savoir ce que suppose et révèle l’activité de traduire.

Dans une approche inédite de la diversité des langues, dynamisée par des formalisations en rupture avec son époque sur les rapports entre le langage et la pensée ainsi qu’entre le langage, la pensée et la nation, Humboldt conçoit l’activité de traduction de façon nouvelle.

“[…] les traductions, plutôt que des œuvres durables, sont des travaux […]” 2). La traduction est ainsi définie par Humboldt comme un travail caractérisé par son aspect provisoire en opposition à l’œuvre. A partir de cette idée de travail sur le texte, le linguiste revisite un des principes constituants le credo du traducteur: la notion de fidélité. C’est dans le travail d’interprétation qui incombe au traducteur que se joue le rapport fidèle au texte. C’est explicite : “ Une traduction ne peut ni ne doit être un commentaire. Elle ne doit contenir aucune obscurité qui proviendrait d’un emploi bancal des mots ou d’accords louches; mais là où l’original ne fait que suggérer, au lieu d’énoncer clairement, là où il se permet des métaphores dont le rapport est difficile à saisir, là où il saute des idées intermédiaires, le traducteur aurait tort d’introduire de lui-même une clarté altérant le caractère du texte.”3)

Si Humboldt est conscient que toute idée peut être exprimée en chacune des langues, (voir texte) il y a une spécificité du texte qu’il faut reconnaître pour être en mesure de la préserver. Humboldt ne pourchasse pas la différence puisque c’est celle-là même qu’il veut cerner et rendre par l’exercice de traduction. Humboldt 4) écrit que la traduction atteint son but quand elle peut rendre compte de l’élément étranger (das Fremde) et ne tombe pas dans l’ornière de l’étrangeté (die Fremdheit). (voir texte) Jean Rousseau évoque cette distinction en d’autres termes:“ Trahir le locuteur natif qui ne souffre nullement des déficiences ou trahir la langue qui les a dans sa structure, telle est l’alternative. Humboldt tranche d’après ses options antérieures: ‘il faut laisser subsister cette différence et ne pas l’altérer’.” 5). Ce choix retenu marque l’intérêt d’Humboldt pour l’altérité qui exige un décentrage du regard porté sur l’autre langue. Il écrit ainsi, en français, à Abel Rémusat en 1827 à propos de la langue chinoise “ Il faut premièrement savoir de quelle manière nous regardons d’après nos idées, peut-être même nos préjugés de grammaire, les mots chinois, pour pouvoir concevoir l’impression qu’elles [s] doivent faire sur les Chinois eux-mêmes. Si l’on traduisoit autrement, toutes les langues paroitroient les mêmes. Car toutes, si l’on s’en tient au dernier résultat, sont comprises de la même manière. Mais ce n’est pas du tout cette uniformité du dernier résultat, c’est bien au contraire la variété des moyens & des instruments que nous examinons dans l’étude comparative des langues.”6) C’est l’essence de l’individualité de la langue qui est concernée dans cette approche de la traduction. C’est le concept d’Humboldt de forme interne renvoyant à l’interdépendance procréatrice entre langage / pensée / nation qui nous permet de cerner les acteurs fécondants de cette particularité linguistique. “ Si le langage est un élément constitutif de la pensée, il est aussi une création dans son fonctionnement et son évolution. Cette dynamique structurante et créatrice est alimentée par la nation. La langue est investie d’un rôle organisateur et générateur dans la réalisation de la nation. Seul en effet le langage a cette capacité d’absorber et de convertir en lui cette spécificité spirituelle collective. Il contient et forge à la fois cette alliance d’influences aussi profondes et internes que difficilement circonscriptibles entre un peuple, son histoire et son enracinement dans la réalité culturelle.” 7) En désignant par caractère de la langue, la façon dont les locuteurs se servent de la structure de la langue, la manière dont ils se l’approprient et en élisant la littérature parmi les actes de production langagière comme lieu de manifestation optimale du caractère de la langue, c’est bien l’abandon d’une conception erronée de la traduction comme travail sur les langues qui se joue ici. L’activité de traduction relève de l’instance de discours : c’est un travail sur le texte.\\
Dans cette tâche Humboldt met en avant l’attention à porter au rythme car dit-il: “ Il m’a toujours semblé que c’est principalement la façon dont, dans une langue, les lettres se relient en syllabes et les syllabes en mots et dont ces mots se rapportent à leur tour aux autres dans le discours suivant la durée et la sonorité, qui détermine ou désigne la destinée intellectuelle non moins du reste que la destinée morale et politique des nations. ” 8)

Enfin, l’on comprend aisément qu’en concevant l’œuvre littéraire comme réceptacle et moyen d’investigation de l’âme spirituelle de la nation, la traduction de celle-ci ne peut être perçue que positivement: tout en permettant un accès à une production artistique d’une autre nation et à l’enrichissement intellectuel des lecteurs elle contribue à l’augmentation du potentiel expressif de la langue dans laquelle on traduit. Humboldt l’écrit en ces termes :“ La traduction, en particulier celle des poètes, est au contraire l’une des tâches les plus nécessaires dans une littérature, en partie pour apporter à celui qui ne connaît pas la langue des formes de l’art et de l’humanité qui lui resteraient sinon tout à fait inconnues, en quoi chaque nation y gagne toujours considérablement, en partie aussi et principalement pour élargir la signifiance et la capacité expressive de sa propre langue. Car c’est bien une propriété admirable des langues que toutes suffisent d’abord pour l’usage courant de la vie, avant de pouvoir être élevées à l’infini par l’esprit de la nation qui la travaille jusqu’à un degré supérieur et toujours plus diversifié.” 9) L’activité de traduction est désignée par ailleurs comme un lieu d’échange très subjectif entre l’auteur qui s’inscrit comme sujet dans le texte et le traducteur qui interprète ce dernier. Cette interaction est très prisée par Humboldt puisqu’il écrit que découvrir un texte à partir de plusieurs traductions livrera autant “d’images du même esprit ”10) et ne peut que servir le développement intellectuel.

La poétique du traduire d’H. Meschonnic est en lien avec la théorie du langage d’Humboldt. Tout en reconnaissant la contribution de la traduction, dans le monde occidental, à l’enrichissement des langues à la Renaissance, à la découverte des littératures étrangères, H. Meschonnic considère qu’il y a un enjeu théorique très fort à voir la traduction autrement. Il rappelle qu’en maintenant la traduction comme une sous -activité par rapport à celle de la création du texte, elle n’a pas été pensée comme le lieu privilégié où se révèle une théorie du langage et que “ ce qui situe une traduction, c’est la façon dont elle marque sa situation dans la théorie du langage, c’est-à-dire dans l’ensemble des idées du traducteur sur le langage, sur la littérature, sur ce qu’il estime possible ou impossible. Un rapport entre une idéologie littéraire, une idéologie linguistique et les savoirs du temps. 11)” Si l’on cherche malgré tout à dégager une conception du langage de l’activité de traduction telle qu’elle est menée habituellement, c’est sans aucun doute selon H. Meschonnic, celle qui s’organise autour du signe, “du discontinu”. Comme alternative à la façon traditionnelle de penser la traduction, H. Meschonnic propose la poétique: “Pour la poétique, la traduction n’est ni une science, ni un art, mais une activité qui met en œuvre une pensée de la littérature, une pensée du langage. 12)” C’est bien à ses yeux la poétique qui fait la différence entre les traductions : “Ce n’est pas l’hétérogénéité des langues entre elles qui fait problème. C’est l’enseignement de la transparence et de l’effacement. L’idée régnante continue, malgré tout ce qui est dit et affiché, de faire comme si la diversité des langues était un mal, à effacer. Ou à exhiber, selon une maladie infantile de l’altérité. Ce n’est donc pas l’hétérogénéité des langues qui fait la différence entre les traductions, mais la poétique ou l’absence de poétique.” 13) La poétique du traduire doit reconnaître comme préalable la poétique du texte à traduire, les caractéristiques de son écriture. A ce titre, l’activité de traduire concerne exclusivement l’instance de discours pensée en termes de discours. » Dans son approche de la traduction H. Meschonnic minore considérablement la dimension herméneutique au profit d’un attention extrême au rythme qui ne reçoit pas ici la définition traditionnelle mais celle d’organisation de la subjectivité, la spécificité du discours et son historicité : “ Je ne prends plus le rythme comme une alternance formelle du même et du différent, des temps forts et des temps faibles. A la suite de Benveniste, qui n’a pas transformé la notion, mais qui a montré, par l’histoire de la notion, que le rythme était chez Démocrite l’organisation du mouvant, je prends le rythme comme l’organisation et la démarche même du sens dans le discours. C’est- à- dire l’organisation (de la prosodie à l’intonation) de la subjectivité et la spécificité d’un discours : son historicité. Non plus un opposé du sens, mais la signifiance généralisée d’un discours.”14) L’historicité, est définie par H. Meschonnic “ non comme une situation chronologique, mais la tenue des tensions entre le présent passé passif et l’invention de modes nouveaux du voir, du dire, du sentir, du comprendre telle que cette invention continue d’être invention bien après le temps de sa trouvaille parce qu’elle est une invention continuée du sujet” 15). L’enjeu de la poétique sera alors de cerner l’oralité, “La marque caractéristique d’une écriture”. 16) Pour H. Meschonnic, l’écriture philosophique d’Humboldt est une poétique et c’est dans ce cadre-là seulement que l’on peut compter accéder à son texte. La raison tient dans cette phrase : “ [Ö..] son texte fait à la fois la pratique et la théorie de sa propre poétique : la tension et la tenue des rapports entre la théorie du langage-discours, la théorie de la littérature et celle de l’histoire.” 17) Le traducteur d’Humboldt n’a ainsi d’autres perspectives que celle de reconnaître cette poétique, “ de la reconnaître comme poétique. Non comme rhétorique. Le travail de la pensée fait une poétique s’il transforme les valeurs de la langue en valeurs de discours, propres à son seul discours. Mais si les catégories de la langue restent des catégories de la langue, c’est le jeu de la rhétorique. Cette banalité, qu’on ne peut pas séparer une pensée de son écriture. Au traducteur de ne pas prendre la poétique pour une rhétorique, à tous les niveaux que distingue la linguistique traditionnelle.” 18)

Le cadre de notre discussion est désormais esquissé :

– la solidarité que la poétique du traduire d’H. Meschonnic entretient avec la pensée du langage d’Humboldt nous entraîne vers une réflexion générale sur la traduction éclairée par une approche renouvelée de la diversité des langues et du discours,
– la démonstration qu’ H. Meschonnic (voir texte) nous livre par l’analyse des différentes traductions du texte de 1821 Über die Aufgabe des Geschichtschreibers 19) que le texte d’Humboldt implique une lecture et une traduction dans le cadre d’une poétique, nous convie naturellement à demander aux traducteurs si la poétique peut commander les impératifs d’une traduction philosophique et linguistique et si, dans le cas d’Humboldt, elle permet de rendre compte de cette pensée qui s’élabore sur plus de trente années d’écriture.

Les questions qui baliseront l’échange, posées, D. Thouard est le premier à engager la discussion sur la difficulté théorique de traduire Humboldt et à chercher à se situer entre deux approches qui lui paraissent contradictoires, celle de H. Meschonnic qui replonge l’écriture d’Humboldt dans le continu d’une poétique et celle de P. Caussat qui tend à tirer cette écriture vers la dissension, la différence, le discontinu.

L’échange

Selon D. Thouard le premier obstacle réside dans le fond de la pensée du langage d’Humboldt. Le traducteur en rappelle quelques points fondamentaux pour mieux cerner ensuite la difficulté de traduire les textes.

Pour Humboldt, le langage est toujours parlant et parlé, sujet et objet, le milieu où se constitue et se détermine la pensée, à la fois comme connaissance du monde, rapport au monde et rapport entre les hommes entre eux. Ce milieu est partagé, commun, historique, en mutation constante. Il n’est donc ni totalement objectif ni subjectif. C’est dans toute cette complexité contradictoire qu’Humboldt aborde le langage : il refuse l’idée d’un modèle unique de grammaire pour toutes les langues et recherche l’individualité de la langue dans sa pratique sociale et historique par la communauté et non dans une approche philologique du texte. Pour D. Thouard, Humboldt est ainsi libéré du fétichisme du texte sans minimiser pour autant la réalisation individuelle que constitue le texte littéraire perçu comme une sorte de laboratoire de création de la langue. Un autre point saillant chez Humboldt est l’attention portée à l’oralité. Elle compte pour la formulation de sa propre pensée constamment en chantier et parce que les lieux où cette dernière prend forme et s’exprime sont souvent des lettres, des discours, où la possibilité d’une reformulation immédiate existe. Cette place accordée à l’oralité explique qu’Humboldt fasse du dialogue le fondement de sa pensée du langage car il est le seul à permettre un ajustement dans le présent du discours, il est le lieu même de formation du langage.

Le mouvement de la pensée et la progression de sa formulation constituera une réelle difficulté dans l’entreprise de traduction des textes d’Humboldt. D. Thouard illustre ce point par un exemple récurrent de lecture trop rapide qui voudrait synthétiser la pensée d’Humboldt : l’utilisation de l’opposition energéia / ergon qui apparaît dans le dernier texte Introduction à l’œuvre sur le Kavi. Pour D. Thouard il y a là une fixation erronée de la pensée du linguiste, alors que celui-ci n’utilise pas de concept figé et ne recourt qu’au grec commun (voir texte) qui permet la distinction entre le langage appréhendé comme une création dans son fonctionnement comme dans son évolution [energeia] et non un résultat [ergon].

Dans la dynamique de la reformulation et d’une reprise d’une pensée, D. Thouard avance qu’Humboldt s’est libéré d’un autre fétichisme, celui du système. Même s’il doit beaucoup à Kant, il ne s’enferme dans aucun système puisque les catégories qu’il cherche à formuler et qui permettront l’interprétation de chaque langue particulière seront obtenues rétroactivement par l’enquête empirique sur chacune des langues. Il peut s’appuyer certes sur les catégories grammaticales générales telles que les Grammaires Générales de l’époque le proposait mais comme il l’écrit lui-même en français“ Il faut même aller plus loin, s’élever, à l’aide de la Grammaire générale, au-dessus de la masse des faits existants et voir en quoi cette dernière reste incomplète et défectueuse. Ce n’est qu’ainsi que l’étude des langues pourra devenir véritablement une science, et qu’on pourra acquérir la facilité d’approfondir entièrement et juger sous tous ses rapports chaque langue donnée. 20). Pour D.Thouard, la confrontation constante chez Humboldt avec le particulier alimente une démarche que l’on peut qualifier d’herméneutique.

D. Thouard formule pour terminer sa position par rapport à H. Meschonnic. Il le suit sur l’idée-force que la dimension poétique est première et déterminante pour la compréhension du mode même de penser et de philosopher d’Humboldt. Il ne faut pas dissocier sa linguistique de son usage de la langue. D. Thouard insiste bien sur le fait que, si une poétique est bien à l’œuvre dans son écriture, elle ne lui tient pas lieu de pensée et que son projet d’élaboration d’un savoir dont la modalité est interprétative n’est pas à sous-estimer. Le refus du système, du formalisme, de la terminologie n’implique pas un retrait du débat contradictoire et un désaveu de tout projet théorique. D. Thouard propose de ne pas choisir entre la poétique et la philosophie du texte. Mais de chercher à analyser leur articulation car le risque est de refaire, tout en croyant s’en éloigner, le geste de déconstruction. Il y a le risque de lire les textes à rebours de leurs intentions et de retomber dans du discontinu.

La parole est ensuite à Pierre Caussat qui donne son avis sur la poétique. Il se dit gêné tout d’abord par cette dualité ” poétique / théorie“ un peu trop raide. La suggestion d’H. Meschonnic est, pour lui, à la fois banale et capitale. Banale d’une part, car il ne voit pas comment on pourrait la mettre de côté et réduire l’expérience à des catégories. Fondamentale, d’autre part, car, le rapport des langues entre elles, le rapport d’une langue à elle-même, d’un sujet parlant à lui-même, d’un sujet parlant aux autres est un rapport d’invention et de réinvention, d’innovation qui appelle irrésistiblement le terme de poétique. Le malaise vient du risque de durcir cette opposition alors que ce qui est important est la corrélation des deux. P. Caussat s’arrête sur l’idée d’une présence chez Humboldt d’une polarité récurrente. Pour lui ce qui est essentiel dans l’aventure de son discours, c’est qu’il met en relation de tension et de provocation des termes qui normalement dans le discours usuel et le discours des philosophes fonctionnent de façon exclusive.

P. Caussat se sert d’un court aphorisme de Nietzsche qu’il résume ainsi : autrefois traduire c’était conquérir. (voir texte) Avant, pour Nietzsche, on ne traduisait pas pour traduire, pour le plaisir botaniste de collectionner des curiosités, de faire passer de l’exotisme dans du familier et d’avoir un inventaire des différentes manières et des cultures mais pour prendre ce qu’il y avait dans le texte étranger, se l’approprier et se l’infuser. “Autrefois” se comprend par rapport à notre période philologique où ce qui compte c’est le précis du rendu, à la fois l’accentuation de l’étrangeté du texte et plaisir de rendre nôtre cet étrange mais dans une relation qui n’entraîne ni l’enrichissement ni la formation de soi. Pour P. Caussat, la traduction ne peut pas ne pas jouer sur les deux plans. Le poétique de la traduction c’est ce à quoi s’oblige le traducteur. Il ne peut être seulement un commis voyageur mais doit d’être un acteur dans cette confrontation des cultures car ce n’est pas simplement une question de langues.

Pour P. Caussat, d’une certaine façon, et sa manière, c’est Humboldt et non Fichte qui est le créateur de la nation allemande qui n’existe pas mais qui pourrait advenir. Or si elle advient c’est dans cette décision qui est prise de forger pour une langue donnée, le moyen d’être à égalité, en tension à égalité avec les autres. Car, le traducteur qui se profile chez Humboldt, sans toutefois que la théorie soit formulée, c’est quelqu’un qui crée en même temps qu’il reprend.

Il faudrait mettre Humboldt en contact avec la grande culture soit la culture grecque qui est celle de sa formation et celle de la non-culture soit la culture basque comme cristallisation d’un phénomène qui reste univoque. S’il y a une philosophie de l’histoire chez Humboldt ce serait une anti-philosophie de l’histoire au sens d’une prédiction du futur. Nul être humain, en effet, dans sa finitude, n’a autorité à dire que telle est une grande culture et telle autre, non car une grande culture peut se perdre en laissant parfois des textes qui deviennent des textes intéressants s’il sont repris non seulement par des philologues mais aussi par des poètes qui ont un rapport avec le texte poétique et une culture dite petite mais personne ne peut préjuger de ce qui se fera ou est en train de se faire. Ce que Humboldt fait pour son compte c’est d’être à l’écoute des autres, tous les autres, pour se poser la question de soi, comment se faire soi avec tous les autres. Cela ne peut se faire que dans une relation dialogique entre le poétique et le théorique.

P. Caussat est d’accord avec D.Thouard sur le refus absolu chez Humboldt des systèmes, “système” au sens de sorti tout armé de la tête du penseur. La recherche dans le domaine des langues implique la pratique du couple Historisch / Philosophisch. D’une part, la multiplicité dans sa divergence, la multiplicité sans parti pris et d’autre part la perspective orientante, les choix qui sont constamment à réviser.

Ce qui surprend P. Caussat, avec le recul chez Humboldt c’est la remise sur le chantier perpétuel, non pas des positions acquises car elles n’existent pas, mais des étapes, des cristallisations provisoires qui sont l’occasion, la base d’une fixation qu’il faut délimiter. Ces délimitations sont provisoires ou plutôt provisionnelles car elles condensent un capital de sens qui est appelé à se renouveler, à se déplacer.

Pour P. Caussat, le débat demeure un peu formel quand même. H. Meschonnic a raison de dire qu’il faut allier le poétique et le théorique mais cette alliance est une utopie, une idée régulatrice au sens de Kant. On ne peut pas la mettre en formule, on ne peut pas en tirer une méthode ni des règles. Le mieux que l’on puisse en attendre c’est sa fécondité.

Il est demandé à P. Caussat de revenir sur la question du traducteur humboldtien qu’il vient de définir par rapport aux langues et cultures petites ou grandes mais qu’il n’a pas encore envisagé par rapport au texte. P. Caussat répond alors que chez Humboldt le texte n’est pas un sous-produit mais un produit à mettre en relation avec autre chose que lui. En effet, le texte est capital par rapport au caractère des langues. On le sait, une langue invente son caractère dans les textes faisant de ces derniers des échos induits d’un travail commencé bien avant et bien ailleurs. Ce travail est celui des individus parlant en eux-mêmes, chacun devient l’inventeur de sa propre vie. La langue étant ce dans quoi et par quoi l’individu se fait actif, se fait lui-même traducteur. Le texte est ainsi arraché à ce préalable qu’est l’obligation pour celui qui pense de se mettre en parole car les langues ne sont pas des choses faites qu’il suffirait de constater.

Cette relation langue-texte implique chez Humboldt un refus du contractualisme qui suppose que les langues sont des inventions, les signes, arbitraires et des substituts des objets. (voir texte)

D. Thouard revient sur Humboldt et la philologie et donc du rapport au texte, le texte comme objet de savoir, historique.

La parole est donnée à la salle. J-L Chevillard souhaite tout d’abord des précisions sur l’idée de ” fétichisme du texte“. D. Thouard répond que cette expression ne fait pas référence à une personne particulière mais à la tradition de l’herméneutique, sacrée. Le texte est cela même qui détient la vérité et donc celui qui étudie le texte s’approprie cette vérité au service de laquelle il se met. D. Thouard précise pourquoi il peut hésiter à parler d’herméneutique chez Humboldt. Sa démarche est interprétative et l’on retrouve effectivement les principes de l’herméneutique de Schleiermacher chez Humboldt mais parallèlement, ce dernier est complètement étranger à cette tradition scripturaire. Il met à profit l’auto-réflexion herméneutique des savoirs historiques telle que ses contemporains dans le milieu de la philologie l’ont développée (Schleiermacher – F. von Schlegel) mais il le fait en la traduisant en ses propres termes et en restant à l’extérieur de ce courant matriciel de la pensée interprétative des Pères de l’Eglise jusqu’à Gadamer et après, qui est la théologie. Caussat ajoute qu’en ce qui concerne le texte de F. von Schlegel Über die Sprache und die Weisheit der Indier ( Sur la langue et la sagesse des Indiens) il s’opère également un déplacement du texte mais avec le transport du sacré: on garde le sacré mais on le transporte à d’autres textes.

J. Guilhaumou revient sur l’idée défendue précédemment par les deux traducteurs qu’Humboldt n’est pas un penseur systématique. Il y a là un réel problème à ses yeux car tout dépend de ce que l’on appelle “système” dans le contexte culturel et philosophique de l’époque. Dans la manière qu’a Humboldt de traduire réciproquement des cultures nationales soit anciennes, soit actuelles, il y a un côté tout à fait systématique mais il s’agit d’une construction systématique dans l’hétérogène, de l’unité dans la diversité. Comme P. Caussat, il pense que c’est plus Humboldt qui construit le concept civilisateur de nation, à son époque que Fichte. C’est un grand penseur de la synthèse par la traductibilité réciproque des langages et des cultures.

D. Thouard intervient sur l’idée de nation. En utilisant la langue comme opérateur pour penser la nation Humboldt constitue les nationalités mais les défait aussi.

P. Caussat évoque une piste qui serait celle d’une dialectique à introduire entre systéma et diastema comme l’espacement, le décalement comme ce qui est la marque même de la création. Le système véritable serait celui qui ferait aller ensemble systéma et diastema tout en maintenant que ce système ne peut pas être réalisé de façon absolue, bouclée. Qu’il y ait une construction du système par la différence semble être une idée partagée par plusieurs penseurs de l’époque dont Humboldt qui la synthétise fort bien. F. Douay rappelle qu’il y a dans la terminologie grecque une grande opposition dia- /sy- qui serait intéressant de creuser et permet un parallèle entre dialogisme / syllogisme.

J. Trabant revient également sur l’idée qu’Humboldt refuse tout système. Il réfute les arguments précédemment entendus pour citer Humboldt dans le texte et monter que le linguiste a un goût pour la systématicité.(voir texte) En témoigne notamment, selon lui, le travail considérable de description des langues, de rédaction de grammaires, un travail systématique, s’il en est un.

Il reste désormais à D. Thouard et P. Caussat à évoquer des points particuliers de leurs traductions qui permettront d’illustrer leurs lectures du texte humboldtien. Pour D. Thouard, une difficulté est celle des motifs qui reviennent dans ce texte qui s’écrit pendant plus de trente ans. Tout traducteur se trouve confronté à la fois à une reformulation constante et à une retraduction externe dans la mesure où Humboldt écrit souvent en français pour traduire ses propos ensuite en allemand.

C’est le cas pour le motif du nuage qui lui permet de penser la formation du mot ou de l’expression. L’image apparaît en français dans le texte de 1812 puis dans l’introduction à l’Agamemnon. De plus cette image est rien moins qu’innocente puisqu’elle désigne chez J. Locke le défaut des langues qui entravent la communication des idées et de l’entendement. Un point de divergence entre les deux traducteurs est le terme central dans l’étude des langues d’Humboldt, celui de “Verschiedenheit” D. Thouard le traduit par “diversité” et P. Caussat par “différence”.

Pour D. Thouard la difficulté se situe, à la fois, dans le texte d’Humboldt mais aussi dans le contexte culturel des traducteurs et il s’appuie sur les écrits d’E. Balibar pour défendre le choix de “diversité”. P. Caussat n’épouse pas l’idée de s’en remettre à des “traditions philosophiques” pour expliquer des choix en matière de traduction. Son choix est motivé par cette polarité qu’il décèle dans le texte, l’effort pour faire aller ensemble le conjonctif et le disjonctif, ce qui est unifiant et ce qui est différenciant, P. Caussat cite l’Essai sur les langues du nouveau continent.(voir texte) Il lit dans le texte d’Humboldt un principe d’union et séparation, une absence de hiérarchie et en choisissant ” diversité“ il semble que l’on atténue l’élément de séparation. L’idée de polarité induit deux pôles opposés dont la différence extrême est féconde parce que cette opposition est source de relations, de provocations et d’inter-relations

Pour conclure il semble à P. Caussat beaucoup plus fécond de conserver “identité et différence” ou “identité et altérité” car c’est l’altérité qui est au cœur de la discussion. Il reste à savoir si l’altérité est mieux marquée par la diversité ou la différence.

Si l’on voulait trouver, non un terme neutre mais une sorte d’armistice, alors, celui qui serait le plus acceptable serait celui de “variété”. Mais la question n’a toujours pas sa réponse car il faut savoir s’il s’agit d’une variété quantitative ou qualitative. Or, s’il s’agit d’une variété qualitative alors on est plutôt dans la différence que dans la diversité. P. Caussat traduit une citation de N. de Cuse 21) qui semble relever de cette polarité:\\
“L’identité inexplicable qui varie de façon différente se développe dans l’altérité et cette variété elle-même se réunit dans l’unité de l’identité.”

Pour P. Caussat, la différence permet de racheter l’autre de tout jugement dépréciatif qui menace toujours, alors que le divers mène au dépréciatif. Il s’en remet enfin au texte d’Humboldt dont on a dit qu’il s’agissait du même texte mais avec des variations. En 1827-30 il écrit Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues et en 1835 le texte devient Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues: l’on passe d’un pluriel au singulier. Il y a là peut-être un accent marqué sur ce caractère théorisé qui fait passer ce qui ne pourrait être qu’une description à la théorisation le “Das verschieden” :le caractère disjonctif, discriminant, distinct mais qui n’est pas simplement une variante de quelque chose d’autre, il est distinct et en tant que tel il est sujet.

La discussion se termine sur de vifs remerciements adressés à P. Caussat et D. Thouard qui se sont prêtés à l’exercice difficile d’exposer leur lecture d’un texte aussi riche que celui de W. von Humboldt.

1) Etienne Dolet, La manière de bien traduire d’une langue en aultre. (1540). Slatkine Reprints. Genève. 1972.
2) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présenté, traduit et commenté par Denis Thouard. Editions du Seuil. 2000. p 47
3) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présenté, traduit et commenté par Denis Thouard. Editions du Seuil. 2000. p 41.
4) Voir le développement de Denis Thouard sur la perception de la différence Fremde/Fremdheit par A. Berman. “Goethe,Humboldt : poétique et herméneutique de la traduction” in La force du langage; Rythme, Discours, Traduction. Autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic. Sous la direction de Jean-Louis Chiss et Gérard Dessons. Honoré Champion Editeur. Paris. 2000.
5) Jean Rousseau, Denis Thouard, Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise. Humboldt/ Abel Rémusat. Presses Universitaires du Septentrion. 1999. p 254
6) Jean Rousseau, Denis Thouard, Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise. Humboldt/ Abel Rémusat. Presses Universitaires du Septentrion. 1999. p 250
7) Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, “Langue, littérature et vision du monde: l’approche anthropologique de la littérature de W. von Humboldt” in Patrimoine Littéraire Européen. Actes du Colloque international. Namur, 26-28 novembre 1998. De Boeck Université. 2000. p. 136
8) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présenté, traduit et commenté par Denis Thouard. Editions du Seuil. 2000. p 45.
9) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présenté, traduit et commenté par Denis Thouard. Editions du Seuil. 2000. p 35-37.
10) Wilhelm von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage. Présenté, traduit et commenté par Denis Thouard. Editions du Seuil. 2000. p 47.
11) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p 80.
12) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p18
13) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p127
14) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p. 99
15) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p.24
16) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p29
17) , 18) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p.350
19) Henri Meschonnic, Poétique du traduire. Verdier. 1999. p343-393 ; W. von Humboldt, La tâche de l’historien, in Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais. Traduction et introduction de P. Caussat. Editions du Seuil. 1974 ; W. von Humboldt, La tâche de l’historien. Introduction J. Quillien. Traduction et notes A. Disselkamp et A. Laks. Presses Universitaires de Lille. 1985.
20) W. von Humboldt. Essai sur les langues du nouveau continent. 1812. Gesammelte Schriften. 1903. Tome III. p312
21) Voir aussi Pierre Caussat ” Humboldt en conjonction avec Schleiermacher dans la lumière de Nicolas de Cuse“ in Cahiers Ferdinand de Saussure. N° 53.Genève. 2000. p. 53-73.

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