Henri Meschonnic – Continuer Humboldt

Dossier d’HEL,  n°1
Wilhem Von Humboldt : éditer et lire Humboldt
Numéro dirigé par A. M. Chabrolle-Cerretini
©  SHESL 2002

Continuer Humboldt
par Henri Meschonnic
Université de Vincennes, Saint-Denis, Paris VIII

Oui : continuer Humboldt. Ce n’est pas répéter Humboldt. Il y a une historicité de la pensée, ou pas de pensée du tout. Historicité, j’entends par là pas seulement le moment historique, sens purement historien et faible, de situation d’une pensée. Mais il y a un sens fort, je dirai poétique, de la notion d’historicité, selon lequel en plus de cette situation passée passive, résultante pure des savoirs d’un lieu et d’un moment, il y a une activité – energeia : c’est du Humboldt – d’une pensée telle qu’elle continue d’agir, même à travers les siècles, même à travers les langues, alors que selon le sens historien, la pensée n’est qu’un ergon, un produit. Aussi, penser Humboldt aujourd’hui, c’est à la fois reprendre ce que les sourds du XIXe siècle n’ont pas entendu, n’ont pas voulu entendre, ce qu’il essayait de penser. Ce qui a donné divers folklorismes de la pensée, qui continuent d’ailleurs, dans le comique silencieux de la pensée : la psychologie des peuples, le génie des langues, les familles de familles pour atteindre à travers une typologie des langues, comme les saumons remontent les fleuves, l’origine une et indivisible des langues et du langage à la fois. Cela, c’est un des décours de la comédie de la pensée qui se joue, pendant que règne plus que jamais le sémiotisme généralisé, l’opposé complet de la pensée Humboldt.

Ainsi, Humboldt offre ce spectacle paradoxal : c’est, dans son temps, une pensée déplacée, intempestive. Hegel ne comprend pas pourquoi il apprend tant de langues. Heidegger, pas davantage. Et aujourd’hui encore, quand les sciences cognitives tiennent à peu près le rôle que tenait l’organicisme au siècle XIXe, Humboldt continue d’être une pensée déplacée, intempestive. Un programme de pensée du langage. En d’autres termes, une utopie : parce qu’il est à la fois nulle part, et nécessaire à la mesure même de l’impensé qu’il a, je crois, commencé de penser.

“ Penser Humboldt aujourd’hui ”, c’est ce que je propose, c’est ce qui s’impose, comme étant nécessaire et urgent, à la mesure même du caractère utopique du propos. Traduction : Axiste pas, comme disait Queneau.

Penser Humboldt, c’est penser l’interaction (Wechselwirkung) entre langue et pensée, entre langue et littérature. Mais interaction ne suffit pas. On pourrait sous ce terme continuer de penser signe, de penser discontinu, de penser forme et contenu, lettre et esprit, corps et âme. C’est-à-dire en fait penser Descartes. Si penser signifie inventer de la pensée – à distinguer immédiatement du commentaire et de la didactique, qui peuvent se contenter du maintien de l’ordre – alors la pensée ne peut plus se satisfaire des juxtapositions du sémiotisme, mais sa tâche est de penser ce que le discontinu du signe ne pense pas, empêche de penser, et cache en plus qu’il empêche de le penser. C’est ce que j’appelle le continu. Qui développe sa propre série d’enchaînement. Où curieusement on passe en continu de Humboldt à Spinoza : concatenatio. C’est la réaction en chaîne de la Wechselwirkung de Humboldt qu’il y a à penser. Et je ne crois pas, à ma connaissance, que c’était expressément la tâche que Humboldt assignait à la pensée. Mais elle y est incluse. Elle en est la suite nécessaire. Le continu implique alors d’abord de penser (question de Spinoza) ce que peut un corps. Question que Deleuze répétait sur un mode incantatoire, mais en faisant du surplace, en marquant le pas dans la pensée Descartes.

Et il s’agit de ce que peut un corps dans le langage. Pas quand on parle. Facile. Les psychologues du comportement, et même déjà Marcel Mauss avaient vu ces choses. Gestuelle, intonation, mimiques, tout cela individuel et culturel. Connu, et reconnu. Non, il s’agit de ce que peut un corps dans le langage quand est produit un système de discours écrit tel qu’à la fois il est maximalement, intégralement, subjectivé, reconnaissable, spécifique, unique, et doué d’une activité qui continue, au-delà de ses conditions de production. Et qu’il n’y a pas de viande, ni de neurones, dans cet écrit, mais seulement une invention de pensée, telle qu’elle se fait dans une langue mais en même temps c’est elle qui est maternelle, et pas la langue. La banalité même, depuis qu’il y a des inventions de pensée, mais paradoxalement cette invention même, en tant que telle, demeure impensée. Ce qui impose de penser que ce sont les œuvres qui sont maternelles et non les langues. Et que c’est la Bible qui a fait l’hébreu, pas l’hébreu qui a fait la Bible. Au sens où sans elle, ce serait une langue morte du Proche-Orient antique, comme l’akkadien ou l’ougaritique. Et cela n’est qu’un exemple. L’exemple d’invention de valeurs dans une langue qui font que cette langue est célèbre. Valeurs poétiques, éthiques et politiques. Tout ce qu’on fait du langage, et que les mots se font les uns aux autres, infiniment plus que ce qu’ils disent. Qui reste dans le signe. Ainsi soit-il. La messe de la pensée du langage. Alors on pourrait dire qu’un texte, au sens d’une invention de pensée (et quel que soit ce qu’on appelle un genre, poème, ou roman, ou texte dit philosophique) est ce qu’un corps fait au langage.

Et si un texte, en ce sens, est ce qu’un corps fait au langage, alors il oblige à penser, repenser, ce qu’on appelle un sujet. Et on passe de la-question-du-sujet à la question des sujets. Ici, je vais vite, j’en compte une douzaine. Provisoirement. Aucun ne porte ce qu’il faut postuler, que j’appelle le sujet du poème, qui n’est pas l’auteur, bien sûr, on retomberait dans la psychologie, qu’elle soit de surface ou des profondeurs. C’est la subjectivation même d’un système de discours (pas une subjectivisation, mais une subjectivation : je soigne mon langage, c’est un grand malade) que j’appelle le sujet du poème. Au sens où il y a un poème de la pensée. Aussi. L’invention d’une forme de vie par une forme de langage et inséparablement l’invention d’une forme de langage par une forme de vie. Invention et transformation. D’où il apparaît qu’insensiblement on quitte l’hétérogénéité des catégories de la raison, celle des Lumières, qui a fait nos sciences dites humaines, ou sociales, pour travailler la Wechselwirkung dans un sens tel qu’on ne peut plus penser le langage sans penser ce que fait un poème, qu’on ne peut plus penser ce que fait un poème sans penser les sujets, c’est-à-dire que la pensée du langage et la poétique sont une seule et même pensée. Mais alors la poétique est elle-même une éthique en acte de langage. Et si elle met en jeu la fonction et la situation historique et sociale des sujets, elle est du même coup politique. Une politique du sujet. Des sujets. Du coup on déplace toute la représentation du langage. Et d’abord on fait apparaître que ce qu’une tradition enseigne comme la nature du langage n’est pas la nature du langage, mais seulement une représentation du langage. Historique, culturelle, située, comme toute représentation. Paradoxe encore, que nous n’ayons pas de rapport direct avec ce qui nous constitue pourtant comme êtres de langage, mais seulement des rapports indirects : à travers les idées que nous en avons. Là encore, rien de plus banal. Toute la question aussi du rapport, ou de la confusion, entre consensus et vérité. Il y a un consensus, une universalisation même du consensus sur le signe, son hétérogénéité interne (du son et du sens, ou de la forme et du contenu, des mots, des phrases, la double articulation du langage). Tout cela est indiscutable. Mais c’est seulement un modèle. Canonique. Mais un modèle. Celui du discontinu dans le langage. Et, encore une fois, tout en étant un savoir, et indiscutable, il empêche de concevoir qu’il y a aussi du continu, il empêche de reconnaître ce qu’on ne sait pas qu’on entend. Quand il y a une force, et ce qu’est une force, comment elle agit, dans une invention de pensée. Là se situe l’écoute, la transformation de la notion de rythme, par rapport à l’alliance objective entre la représentation commune du signe et la représentation commune du rythme : toutes deux se renforçant mutuellement dans leur modèle dualiste, de deux hétérogénéités internes (du son et du sens dans le signe linguistique, du même et du différent dans la notion universelle de rythme). Car l’interaction ici joue le corps-langage, non plus le sens mais une signifiance au sens où il n’y a que des signifiants, en continu, c’est-à-dire une sémantique sérielle – rythme, syntaxe, prosodie – de telle sorte que la notion de rythme change, et ne désigne plus l’alternance d’un temps fort et d’un temps faible, mais l’organisation du mouvement de la parole dans le langage. Ecrit. Cette subjectivation généralisée et toute spécifique. C’est-à-dire l’invention d’une historicité. Et si la théorie du rythme change, toute la théorie du langage change. Doit changer. Et c’est ce qui fait que l’écoute de ce rythme enclenche une possibilité, une manière, et une nécessité de lire le continu, de traduire le continu, de reconnaître le continu. Qui n’ont plus grand rapport avec ce qu’on lit quand on lit seulement le sens des mots, ni avec ce qu’on traduit quand on traduit le sens des mots. Par quoi lire la force, traduire la force dans le langage est, de soi, une force. L’opposition classique des philologues entre la lectio facilior et la lectio difficilior. Elle est plus féconde, et fait entendre, par exemple dans une traduction, tout ce que la traduction sémiotisante efface, et efface qu’elle l’efface. C’est pourquoi, du point de vue de la pensée du continu, la traduction telle qu’on l’enseigne, et telle qu’elle règne, est une effaçante. C’est ce qui donne aussi au traduire ce rôle de révélateur des théories et des pratiques du langage. Et pas comme expression seulement, d’un contenu. Mais comme révélation des rapports impensés et silencieux (d’autant plus opératoires, donc) entre langage, poème, éthique et politique. Renouvelant la condition ancillaire traditionnelle (et toute méritée, en conséquence) de la traduction. Que masque la métaphore complaisante du passeur. Car ce qui compte est l’état dans lequel arrive, sur l’autre rive, ce qui est passé. La pensée Descartes ne passe que du cadavre.

Mais cela ne concerne, apparemment, qu’un secteur particulier des activités du langage. Que l’habitude culturelle a réduit à du truchement. Le problème est en réalité beaucoup plus ample. C’est que l’historicité des inventions de la pensée implique une historicité radicale et généralisée de la théorie du langage – langage, poème, éthique et politique. Où curieusement se retrouvent Spinoza et Walter Benjamin : Spinoza définissant une vie humaine non par la circulation du sang – le biologique – mais par la pensée, et Walter Benjamin, dans “ La tâche du traducteur ”, disant que la vie était ce dont il y avait une histoire, et qui n’en était pas seulement le cadre. Ce qui pointe aussitôt ceci : que l’opposition coutumière entre le langage et la vie, les stéréotypes sur l’indicible, ne visent en réalité ni le langage ni la vie, mais une représentation du langage et une représentation de la vie. Ce qui est exactement du ressort de la théorie du langage.

Où il faut retenir l’article de Humboldt sur “ La tâche de l’écrivain de l’histoire – Ueber die Aufgabe der Gechichtschreibers ”. Car le sens n’y est plus laissé à un gouvernement du monde par la théologie, mais à la construction du sens par celui qui écrit l’histoire. Et cette historicité radicale du sens implique une déthéologisation radicale de l’histoire, du sens, et de l’éthique. Ce qui ouvre la théorie du langage bien au-delà de la technicisation des linguistes, avec toutes ses variables d’époque et de doctrine, qui régionalise la pensée des choses du langage et en fait ce que l’Ecole de Francfort appelait une théorie traditionnelle. Régionale. Alors que la pensée du continu et du radicalement historique postule une théorie d’ensemble, une théorie critique. Que précisément ne faisait pas l’Ecole de Francfort, en continuant l’absence chez Marx d’une pensée du langage.

Ainsi l’effet imprévu de penser Humboldt aujourd’hui est d’ouvrir sur une déthéologisation radicale de la pensée, d’une part, et sur une théorie véritablement critique, d’autre part : c’est-à-dire une théorie véritablement d’ensemble du langage.

Beau programme, étant donné la surdité ambiante, et théologico-politiquement programmée. C’est le lieu même de l’utopie : l’intempestif.


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Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage