Avant-propos – Lecture vernaculaire de textes classiques chinois

Dossiers d’HEL n°7
Lecture vernaculaire de textes classiques chinois
Reading Chinese Classical texts in the Vernacular

Numéro dirigé par John Whitman et Franck Cinato
SHESL 2014

Avant-propos
par Franck Cinato

Plus qu’une simple présentation de travaux récents dans le domaine, ce dossier thématique souhaite attirer l’attention des linguistes sur un phénomène si commun — puisque inhérent à toute langue — que ses implications culturelles passent le plus souvent inaperçu : j’ai nommé les gloses. Pour ainsi dire archétypique, la glose est intrinsèque aux langages humains. On a parlé à son propos d’une manifestation de la nécessité d’auto-explication des langues. La glose « orale » assume, outre des fonctions de désambiguïsation, celle d’ajouter de l’information ; ce qui se révèle encore plus vrai pour la glose « manuscrite », puisqu’elle est inscrite dans une dimension de transmissibilité.

D’une importance capitale dans l’élaboration de la civilisation médiévale occidentale, la glose (manuscrite), en tant que vecteur de connaissance, voire même comme laboratoire où se « construit » le savoir, représente un phénomène épistémologique sous-évalué. Elle se trouve à l’origine de nos dictionnaires, mais pas seulement, car elle a constitué un mode d’expression scientifique et pédagogique, véritable appareillage des textes, sur lequel reposait tout enseignement. Grâce à une polymorphie à large spectre (en termes typologiques), les gloses se révèlent des outils extrêmement souples et polyvalents.

Or, l’Occident n’a pas l’apanage d’une telle stratégie d’approche textuelle per glossas. Dans le contexte des cultures extrême-orientales, et plus précisément dans une large zone géographique qu’il est convenu d’appeler Sinosphère, les travaux de plusieurs générations de chercheurs japonais depuis le pionnier en la matière Ōya Tōru († 1928 ; voir article de V. Alberizzi), ainsi que ceux du Nakata Norio († 2010 ; voir article de T. Kosukegawa), Tsukishima Hirosi († 2011, voir l’article d’ Alberizzi), et parmi les spécialistes contemporains, les Prof. Kobayashi Yoshinori et Ishizuka Harumichi ont permis de dresser un tableau précis des méthodes développées par les érudits japonais à partir des VIIe-VIIIe siècles afin d’enseigner et transmettre le bouddhisme.

Les particularités du chinois, non seulement dues à son écriture, mais aussi à son type formel (langue isolante), ont impliqué des adaptations pour que les textes rédigés en chinois classique puissent être lus au Japon. La réception est alors très différente de celle qui se produit en Europe à la même époque, car le textus receptus (qu’il appartienne au canon bouddhiste ou à la littérature profane) est lu de manière à être compris immédiatement dans la langue nippone grâce aux systèmes conjoints kunten / kanaten / kaeriten (wokototen) : le signe graphique signifiant (kanji) étant compréhensible indépendamment de sa phonation.

Le présent dossier d’HEL, constitué de billets de blog et d’articles au format pdf, se veut le prolongement d’un voyage d’étude au Japon organisé par John Whitman, Teiji Kosukegawa et Valerio Alberizzi. Ayant eu la chance d’y participer, j’ai consigné sous la forme d’un bref compte-rendu quelques réflexions sur les thèmes qui ont été soulevés à l’occasion des rencontres.

Un nouveau champ de recherche comparatiste s’ouvre dans le domaine des gloses. Nous devons l’initiative aux trois auteurs des articles de fond qui composent le cœur du dossier : John Whitman, Valerio Alberizzi et Teiji Kosukegawa. Il revenait à J. Whitman d’ouvrir ce dossier, en tant qu’acteur du rapprochement entre les aires culturelles. Cette première contribution, Reading Classical Chinese Texts in the Vernacular, situe le contexte de la recherche et rappelle que jusqu’alors la terminologie japonaise était simplement translitérée (Seely, 1993). J. Whitman décrit la démarche qui l’a conduit à tenter l’établissement d’un vocabulaire destiné à l’échange sous l’impulsion des recherches tenues en Corée sur les kugyŏl (voir Whitman et al., 2010). Les variétés typologiques recouvertes sous les appellations génériques jap. Kundoku, cor. Kugyŏl, présentent des problématiques similaires à celles qui sont appliquées aux glossae, en tant qu’hyperonymes. Dans une seconde partie l’auteur décrit plus précisément les manifestations coréennes et s’attache plus particulièrement à la question de l’émergence des différents systèmes (gloses morphosyntactiques et phonétiques). En conclusion, il fait le point sur les pistes de recherche apparues lors des discussions de Waseda. Au-delà des controverses que peuvent soulever les questions de traduction de la terminologie scientifique du domaine, J. Whitman montre clairement les points de convergence transculturelle du phénomène glossographique (glossing phenomena).

Le second article, Explaining what kundoku is in the premodern Sinosphere, de Teiji Kosukegawa présente l’histoire du phénomène Kundoku et distingue les diverses utilisations des gloses dans la perspective d’une lecture dite vernaculaire telle qu’elle a été pratiquée dans les aires linguistiques sous influence chinoise (Sinosphère), dont dépendent, outre le Japon, le Vietnam et la Corée. Teiji Kosukegawa montre, en étudiant les gloses identiques quelle que soit leur aire linguistique, comment celles-ci assument un rôle d’interface entre le chinois et les langues périphériques. Il décrit notamment l’influence des commentaires autonomes sur la lecture et leurs interactions au sein des différents systèmes. La lecture vernaculaire du chinois n’est pas une traduction, mais un aménagement du texte qui s’explique en partie par le transfert d’une langue isolante (chinois) vers les langues agglutinantes que sont le coréen et le japonais ; le cas du vietnamien (langue isolante) étant de ce point de vu intermédiaire. L’auteur de la contribution expose notamment comment cette transposition du système d’écriture du chinois au Japon a généré différentes stratégies à cet effet.

Le dernier article de synthèse, An introduction to kunten glossed texts and their study in japan de Valerio Alberizzi, s’intéresse plus particulièrement aux développements du phénomène au Japon. Valerio Alberizzi y décrit les différents systèmes de lectures vernaculaires avec une grande clarté. Il dresse un panorama de l’historiographie du domaine, ainsi qu’un bilan de l’état actuel de la recherche. Sa description typologique et historique permet de raffiner la distinction entre traduction au sens strict et lecture vernaculaire dans laquelle des types différents de gloses interviennent afin de remplir des fonctions précises : discriminantes (ponctuation, composition, noms propres, etc.), phonétiques (prononciation, tonique) et syntaxiques (sens de lecture des signes, restitution des terminaisons grammaticales du japonais, etc.). V. Alberizzi insiste sur le fait que la variabilité en fonction des sectes religieuses et des époques révélée par la typologie des systèmes (w)okototen (fondée sur huit groupes, représentant les évolutions des usages datés et/ou localisés) met en lumière les relations qui ont existé entre certains écoles monastiques.

Pour finir, en prolongement de la présentation initiale de J. Whitman et du carnet de voyage de F. Cinato, le lecteur trouvera les résumés de quatre communications réalisées lors de la journée de Workshop à Waseda (Tokyo, 28/08/13). Le dernier volet du dossier ouvre la voie au comparatisme : le choix des thèmes abordés repose précisément sur la diversité des aires linguistiques dans lesquelles circulaient différents corpus de gloses pendant le Haut Moyen Âge en Europe.

Ces résumés offrent ainsi un panorama synthétique des manifestations glossographiques engendrées par les textes latins dans les contextes linguistiques suivants : irlandais (P. Moran), germanique et plus spécifiquement anglo-saxon (A. Blom) et vieux haut-allemand (A. Nievergelt). Dans un contexte roman (ou proto-roman), où les gloses rédigées en latin (médiévale / ou medio-latin) expliquent des textes, quant à eux, transmis dans un état plus ancien de la même langue (latin classique), la dernière communication montre comment s’exerce l’influence des grammairiens (F. Cinato).

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Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage